La perfidie de l’évaluation et des statistiques dans le milieu de l’enseignement (Journal 1/2014) Jules Barthel

06.02.2014

La perfidie de l’évaluation et des statistiques dans le milieu de l’enseignement1



J’achète ma viande ici, mes tomates ailleurs et mes herbes en face. Sinon avec leurs statistiques, ils finiront un jour par connaître ma recette de sauce spaghetti.
Philippe Geluck, Le tour du chat en 365 jours


Quelques questions en guise d’introduction

L’évaluation de tout et de tout le monde est un des signes les plus visibles des changements profonds qui s’opèrent dans notre société en général et notre système scolaire en particulier. Alors que la gestion par objectifs et l’évaluation qui s’en suit font déjà partie intégrante du « new management » dans bon nombre d’entreprises du secteur privé, elles risquent bientôt de se voir généraliser dans la fonction publique et, par la force des choses, dans l’enseignement public.

Quelles seront les conséquences, pour notre enseignement, d’une évaluation omniprésente, à tous les niveaux de notre système scolaire? Quels sont les objectifs – avoués et non-avoués – que poursuivent celles et ceux qui l’appliquent ? Quels en sont les risques – évidents et moins évidents – pour celles et ceux qui l’endurent ? Pourquoi l’application de la gestion par objectifs et son évaluation dans l’enseignement public revêtent-elles une si grande importance pour les professionnels du monde du travail ?

Voilà toute une série de questions auxquelles nous avons intérêt à trouver rapidement les bonnes réponses et les bonnes répliques, si nous voulons sauver notre idéal d’un enseignement public neutre et égalitaire.


L’idéologie de fond – l’idéal du sujet postmoderne

L’idéologie de fond du « new management » est celle d’une « économie de la connaissance2 » dans laquelle plus l’entreprise investit sur le « capital humain », plus elle permet aux Etats de développer la richesse nationale par l’ « innovation », mais encore à l’individu d’augmenter sa « somme de compétences » afin de se rendre plus « compétitif » sur le marché du travail.

Alors qu’à première vue, on pourrait croire que l’entreprise se dévoue au service de la collectivité, il devient vite évident que le but premier du monde entrepreneurial, aujourd’hui, est la seule compétitivité. Compétitivité de l’entreprise, mais aussi compétitivité de chacune et de chacun qui fait partie de l’entreprise. Et l’évaluation est devenue un élément-clé de cette compétitivité En premier lieu, il faut constater qu’aujourd’hui, le processus d’évaluation se déplace de plus en plus de la seule formation et du moment de l’embauche vers la situation de travail. Elle devient continue, individuelle et centrée sur les performances du salarié, plaçant ce dernier sous tension permanente. En acceptant cette logique, il n’est que normal que les examens nationaux dans la formation professionnelle, que ce soit au niveau du DAP ou du Technicien, aient été abolis avec la dernière réforme. Plus besoin d’examen final, puisqu’on est en plein dans le « life long learning », au service exclusif d’un marché du travail dont les mots d’ordre sont « employabilité, flexibilité et adaptabilité ».

Tout ceci s’apparente à une attaque frontale contre l’un des fondements de la stabilité pour le salarié, à savoir sa qualification et son diplôme. On élimine les diplômes, respectivement on leur enlève leur valeur intrinsèque et on laisse à l’entreprise l’initiative de juger de la qualification ou non du « diplômé » à sa disposition.

Finalement, l’idéal du sujet postmoderne vers lequel notre société tend à se diriger sera d’être lisse, sans qualités et flexible, autrement dit de n’être rien afin de pouvoir tout devenir en fonction des impératifs extérieurs d’adaptabilité.

La question est posée: est-ce cela l’avenir que nous voulons léguer à nos enfants ? Allons-nous éduquer notre jeunesse à devenir des salariés dociles, intellectuellement mal formés, démunis de tout sens critique et abrutis par la surconsommation - comme seul espace de défoulement - de produits et de services inutiles ?

De l’école au marché du travail

Les enseignants en Europe et dans le monde sont aujourd’hui incités à passer d’une logique de « transmission de savoirs » à une logique de « formation de compétences », recouvrant l’idée que !former, c’est « valoriser le capital humain » afin de le rendre « employable », et qu’évaluer, c’est évaluer des compétences dans la perspective de l’employabilité. Par la force des choses, ce qu’on évalue tend alors, de plus en plus, à être défini par le seul marché de l’emploi.

La formation, elle, se concevra désormais essentiellement comme un acte individualiste d’ « investissement sur soi », autrement dit sur ses « compétences », matière du « capital humain ». L’investissement sera censé être un auto-investissement par lequel chaque élève, futur salarié, tentera de se rendre plus compétitif pour le marché du travail. En ajoutant tel ou tel module à sa formation, en acquérant telle ou telle compétence supplémentaire, l’élève sera supposé faire tout banalement monter sa valeur marchande. Mais ne soyons pas dupes: dans un système où même l’éducation devient une valeur marchande, où l’apprentissage doit se faire en un minimum de temps et de dépenses tout en garantissant un maximum de succès, l’enseignement devient façade, se réduisant au strict minimum dont un jeune aura besoin pour assurer son « employabilité

La prédominance de l’évaluation du savoir-être


« Plutôt que de faire de futurs citoyens émancipés, mieux vaut produire du capital humain directement utile ! Donc, on coupe dans tous les savoirs jugés superflus. Pourquoi les élèves auraient-ils besoin de faire de l’histoire ? Ou de la philosophie ? Ce ne sont plus des priorités puisque l’essentiel est de former des gens qui savent cliquer sur des ordinateurs, retirer une information dans un dossier, faire une synthèse, … enfin tout ce dont on a besoin dans une entreprise ».
Christian Laval, professeur de sociologie, chercheur et membre du conseil scientifique d’Attac





Dans la logique entrepreneuriale, autant habituer l’élève dès son plus jeune âge à être évalué, non sur ses seuls savoirs et connaissances, mais également et surtout, sur son savoir-être. Les compétences sociales et personnelles, plus encore que les compétences professionnelles, deviennent primordiales dans l’évaluation du jeune « apprenant ». Et pour cause, puisque c’est de plus en plus sur ce genre de compétences que les entreprises portent leur attention. Souvent officiellement à l’honneur, le savoir et la réflexion sont en réalité mis au placard et l’esprit critique découragé car potentiellement subversif.

Evaluation = Statistiques = Comparaison = Compétition

La nouvelle manie à tout vouloir évaluer n’a de sens que si cette évaluation trouve sa suite dans la configuration de statistiques accommodantes. En effet, les statistiques permettent non seulement d’enregistrer des informations et des données, mais créent surtout des espaces d’équivalences afin de pouvoir comparer et ramener ces données à une mesure commune. Or, cette homogénéisation accroît le contrôle, dans la mesure où elle crée une norme, un type idéal. L’évaluation prend ici tout son sens puisqu’il ne s’agit pas seulement de s’informer sur les individus, mais de les comparer à un type idéal, à un « élève/salarié idéal », les jugeant plus ou moins dans la norme. Il s’agit ici d’un des pires aspects de cette tendance à tout vouloir évaluer. Toute évaluation sera convertie en statistique et toute statistique fera l’objet de comparaisons: comparaisons au niveau national, comparaisons au niveau international, comparaisons par rapport à des « best practices ». Cette dernière méthode de comparaison est la plus vicieuse entre toutes.

Le « benchmarking - ou comment se comparer aux meilleurs pour s’améliorer », est une pratique des plus perfides: au lieu de fixer les objectifs d’une institution en fonction de là où elle est et de ses histoires et contextes propres, ceux-ci sont fixées à partir de quelques institutions ou organisations placées en exemple: les « meilleures pratiques ». Le benchmarking fait de la compétition le critère de l’efficacité. Sous ces conditions, la compétition entre écoles fondamentales, entre lycées publiques, entre lycées publiques et privés, entre écoles luxembourgeoises et étrangères, aura bien lieu, même si celles et ceux qui nous gouvernent n’arrêtent pas de dire le contraire.

Des statistiques pas si innocentes que ça

Arrêtons-nous un instant aux statistiques concernant les tests PISA. Les parents d’élèves, les élèves et même beaucoup d’enseignants se demandent-ils par exemple, devant les résultats des comparaisons internationales des systèmes scolaires, comment ceux-ci ont été obtenus ? Pourquoi en fait le feraient- ils, les instruments d’évaluation apparaissant généralement bien transparents. Et pourtant, ils sont loin d’être neutres.

  • Premièrement, les statistiques impliquent toujours une certaine modélisation du réel, autrement dit un « choix »: celui de chiffrer tel élément plutôt que tel autre. C’est ainsi que, derrière le programme PISA se cache une certaine définition de la réussite de la vie en termes d’employabilité, avec un choix des « items » permettant de mesurer ladite employabilité: une certaine modélisation de la « réussite dans la vie ».
  • Deuxièmement, toute statistique repose toujours sur une interprétation des résultats, interprétation qui sera différente selon l’obédience de l’évaluateur.


Soyons clair. Il est évident qu’une évaluation crée toujours de l’arbitraire en ce qu’elle ouvre la porte aux interprétations non fondées et ceci surtout si l’interprétation « finale » est confiée, comme c’est souvent le cas, à un simple gestionnaire, autrement dit à quelqu’un qui n’y connaît rien – sauf le maniement, sinon la manipulation des chiffres en sa possession. Car voici un autre problème de taille. Des structures nouvelles, des instances soi-disant expertes, se greffent sur les institutions en place et sont chargées d’ « accompagner » les changements sociaux et scolaires, de guider les acteurs dans la conduite de leur évaluation. Un appareil bureaucratique supplémentaire que les enseignants luxembourgeois commencent à bien connaître, mais dont l’utilité reste à prouver.

Quant au rôle des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans l’évaluation, il devient de plus en plus central, au point d’exclure parfois toute interprétation humaine de l’évaluation. Celle-ci produit alors des « jugements » sans juge ni pensée, absolument inaptes à tenir compte de ce qui n’entre pas dans les critères standard. A cela s’ajoute que la construction d’espaces d’équivalences produit ce qu’on appelle un phénomène d’unidimensionnalisation des êtres et des choses. Elle réduit la multiplicité des dimensions d’un apprentissage à une seule dimension: celle sous laquelle cette multiplicité sera comparée et mesurée. Connaissant les particularités de l’enseignement luxembourgeois, unique au monde dans la diversité de sa population, on peut facilement s’imaginer comment nos responsables de l’Education nationale et autres sbires intéressés à façonner notre système scolaire selon leur image, peuvent profiter de l’aubaine des statistiques à leur disposition pour les présenter selon la bonne vieille méthode churchillienne du « je ne fais confiance qu’aux statistiques que j’ai moi-même manipulées ».

La peur au bout du couloir

Finalement, ajoutons qu’à côté des fonctions classiques de l’enregistrement, de l’analyse et de la publication de statistiques, ces dernières ont encore d’autres fonctions, moins visibles mais non moins perfides :
  • celle de permettre la surveillance des institutions et des personnes évaluées,
  • celle de faire peur, une peur qui est générée par la mise en visibilité des statistiques et qui pousse à « se tenir à carreau », autrement dit à se discipliner.


Et ce nouveau pouvoir disciplinaire, ce n’est pas un pouvoir qui empêche, interdit, réprime, autrement dit qui agit négativement sur les sujets, mais un pouvoir qui fabrique, produit, transforme, en d’autres termes qui « crée » de l’individu – à l’image chérie par nos dirigeants.

Une question en guise de conclusion

Voulons-nous en arriver là ? Sommes-nous dévoués, quoi qu’il arrive, à l’institution qui nous paie et nous instrumentalise ou aux élèves dont nous avons la charge ? Une seule réponse est possible: Nous nous devons de défendre les intérêts de nos élèves contre ce monstre froid que peut être l’Administration. Il faut réimposer l’humanité dans une institution qui est devenue aveugle et sourde, obsédée par les expertises, les évaluations, les statistiques et les classements à tout bout de champ et qui, s’il le faut, use de l’humain comme d’un bétail, quand ce n’est pas d’un matériau quantifiable, évaluable et jetable3.

C’est en profitant de l’ignorance qu’on peut déformer les cerveaux, les façonner à sa guise. Voilà pourquoi il est indispensable de donner la meilleure instruction à nos élèves, d’élargir leur horizon par des connaissances multiples, qui développeront leur conscience et leur permettront de comprendre clairement, par eux-mêmes, notre monde dans toute sa complexité.

Mais quelle indépendance d’esprit pourraient acquérir les élèves au contact de pédagogues infantilisés et serviles ? De grâce, désobéissons, résistons au rouleau compresseur qui veut nous broyer et avec nous nos élèves et l’avenir de notre société !


Classer pour trier, trier pour contrôler, contrôler pour … ? Les risques liés aux statistiques à l’image du fichier « Base-élève » en France
Base-élève est un fichier informatique constitué dans chaque école. On y trouve, à l’origine, des renseignements dont on se demande à quoi ils doivent servir au juste, tels que la nationalité, les résultats scolaires, la langue et la culture d’origine, les absences, les intervenants éventuels, la situation familiale, la santé, la date d’entrée en France, etc.

Tous ces items sont destinés à alimenter la base nationale des identifiants des élèves, dont les données centralisées peuvent être conservées pendant trente-cinq ans. En outre, la loi de prévention de la délinquance autorise le croisement de Base-élèves avec les fichiers sociaux et ceux de la police – avec tous les abus qu’on peut imaginer.
« Apprendre à désobéir – Petite histoire de l’école qui résiste » de Laurence Biberfeld & Grégory Chambat, Editions Libertalia





Jules Barthel






1 Les passages en italique sont extraits du livre d’Angélique Del Rey « La tyrannie de l’évaluation » Editions « La Découverte ».

2 Terminologie utilisée depuis la mise en route, en mars 2000, de la stratégie de Lisbonne, axe majeur de politique économique et de développement de l’Union européenne.

3 « Apprendre à désobéir – Petite histoire de l’école qui résiste »
de Laurence Biberfeld & Grégory Chambat, Editions Libertalia.