Les dangers d’une politique néolibérale dans l’Education (Patrick Arendt) Journal 4/2013

Depuis de longs mois, le monde de l’Education est en pleine ébullition. La réforme du fondamental et les textes proposés pour la réforme du secondaire n’arrivent pas à trouver l’appui des enseignants. Suite à ces contestations et aux grandes difficultés dans le fondamental, les parents commencent eux- aussi à se rendre compte que la mise en œuvre de la réforme ne correspond pas aux objectifs annoncés par Madame Delvaux.
Pourtant les enseignants et les syndicats, le SEW/ OGBL ne faisant pas exception, avaient soutenu se ralliaient à ces objectifs. Remettre l’enfant au centre de l’intérêt, réagir à l’hétérogénéité de la population scolaire et faire des efforts pour l’équité des chances des enfante issus d’un milieu social plus défavorisé, voilà des objectifs qui correspondent aux revendica- tions de longue date du SEW/OGBL.
Rappelons pour la petite histoire que ces problèmes avaient déjà été identifiés lors de l’étude MAGRIP à la fin des années soixante. Toutefois les revendications du SEW/OGBL qui allaient dans ce sens, ont toujours été ignorées, les ministres de l’Education faisant la sourde oreille. Pendant des décennies, il n’y a eu aucune réforme profonde digne de ce nom.
Le SEW/OGBL soutenait donc avec un certain enthousiasme les premières démarches de Madame Delvaux qui déclarait vouloir trouver un remède à ces problèmes.
Dès lors il faut se poser des questions. Comment les attentes des enseignants et de leur syndicat ont- elles pu être déçues à ce point ? Que s’est-il passé en réalité ? Comment a-t-on pu arriver à la situation actuelle ?
Au Luxembourg la réforme annoncée coïncidait avecla fameuse étude PISA. Grâce aux résultats de cette recherche, les systèmes scolaires d’un grand nombre de pays furent sérieusement contestés. La mise en concurrence (!) des performances des élèves, donc des systèmes scolaires nationaux au niveau des compétences (!) et non des savoirs semblait démon- trer les faiblesses de l’école publique des pays déve- loppés. Il va sans dire que ces compétences étaient judicieusement choisies par le consortium de l’OCDE comme nous allons le voir plus loin.
La plupart des responsables politiques des pays visés n’ignoraient certainement pas les faiblesses de leur système, notamment l’inégalité sociale qui est reproduite par l’école. Or, PISA, par son énorme impact médiatique, créa la crise initiale qui préparait les systèmes scolaires au grand changement.
Il est vrai qu’aujourd’hui les ministres compétents n’ont plus le choix. A chaque nouvelle étude de l’OCDE, ils sont cités devant la presse pour être confrontés au verdict de l’OCDE. Impossible dès lors de mettre en question la valeur de ces études, ni les objectifs poursuivis par cette organisation qui d’ailleurs ne jouait aucun rôle dans l’éducation avant son fracassante et inattendue entrée dans le milieu scolaire par PISA.
Les ministres se voient donc obligés (quand ils ne le font pas bien volontairement) de se tourner vers l’OCDE pour analyser les attentes de ces études afin d’améliorer les résultats de leurs élèves. Bon nombre de collaborateurs des ministères de l’Education se rendent régulièrement au siège de l’OCDE pour y être formés voire endoctrinés. Par ce biais, l’ensei- gnement par compétences trouva facilement son entrée dans l’école. Comme les seules compétences sont évaluées par les tests PISA, les responsables comprirent rapidement que dorénavant l’école doit se focaliser et se limiter exclusivement à l’enseigne- ment de compétences.
L’enseignement par compétences a d’ailleurs trouvé un accueil plutôt favorable auprès des enseignants et il a toujours une connotation plutôt positive auprès des parents. Ceci s’explique par l’utilisation du terme « compétence » qui, assez ingénieusement, a été redéfini.
En faisant croire que l’enseignement par compé- tences serait en fait une mise en valeur des savoir- faire (objectif que l’école poursuit, avec plus ou moins de succès, depuis des siècles), celui-ci trouva facilement le consentement des acteurs de l’école. En effet, le commun des mortels définit la compé- tence comme la faculté d’utiliser les savoirs en pratique. Ainsi l’apprentissage d’une langue ne peut se limiter à apprendre des listes de vocables, mais l’élève doit être capable de comprendre, parler et écrire la langue.
Ce n’est que (trop) tard que les enseignants se rendirent compte petit à petit que l’enseignement de compétences vides de contenus et de savoirs, peut à la limite former une main d’œuvre docile pour le marché du travail, mais ne correspond plus à la mission et à la prétention de l’école publique d’éduquer des citoyens, instruits, critiques et responsables. Cette main d’œuvre sera bien formée pour servir un capitalisme déchaîné qui a besoin de salariés flexibles, d’autant plus que les bases de connaissance leur feront défaut pour mettre en question un système économique qui ne servira plus leurs propres intérêts.
En même temps PISA introduit la concurrence à l’école. Il n’y a non seulement concurrence entre les pays ce qui selon la doctrine des néolibéraux devait automatiquement engendrer une meilleure qualité de l’enseignement, mais cette concurrence a été introduite par la suite à tous les niveaux: entre les écoles, entre les enseignants et entre les élèves.
Finis les temps pas si anciens ou les enseignants collaboraient dans des équipes pédagogiques pour le bien de leurs élèves. Dorénavant, ce sera la concurrence entre les enseignants qui sera le garant d’une constante amélioration de la qualité de l’école. Cette concurrence est institutionnalisée par la réforme de la Fonction publique qui par la hiérarchi- sation de la carrière des enseignants et un système d’évaluation ne cherche non seulement à obtenir un contrôle total sur les enseignants, mais en même temps rendra caduc le modèle des équipes pédago- giques. Ce qui est d’autant plus à regretter que les équipes pédagogiques renforcent la coopération et la solidarité des enseignants. Ces valeurs essentielles qui ne peuvent être transmises à la jeunesse si l’école et les enseignants n’y font référence.
La mise en concurrence des enfants aura de pires conséquences pour la Société. Au lieu d’un modèle de solidarité et de coopération où les plus forts aident les plus faibles, un rythme scolaire indivi- duel a été créé. Et en même temps, l’élève parfait (qui existait du moins en théorie) n’existe plus.
Le système des notes allait jusqu’à un maximum de points permettait aux élèves d’atteindre le maximum de ce que l’école attendait d’eux. Les enfants qui avaient de très bonnes notes à l’école primaire pouvaient donc, sans avoir mauvaise conscience, profiter de leur enfance. Avec le système actuellement en place, il n’y a pour ainsi dire plus de maximum. Un seuil minimum de compétences a été défini, mais l’échelle de l’évaluation, avec les niveaux avancés et d’excellence et même au-delà fixe un objectif hors d’atteinte. La pression qui depuis toujours écrase les enfants scolairement plus faibles, va s’étendre à tous les enfants. Ceci ne s’appliquera pas seulement aux enfants de parents trop ambi- tieux, puisque le message est clair. La scolarité n’est qu’une course aux diplômes où seuls les plus forts trouveront leur place dans le monde du travail.
Le rôle de l’enseignant va se transformer. Il n’est plus celui qui réserve la plupart de son temps aux enfants qui ont le plus besoin de son aide, mais il doit aussi s’occuper davantage des enfants qui jusqu’à présent avançaient sans difficultés. L’enseignant a la respon- sabilité de les pousser au maximum et d’y investir aussi son énergie et son temps pendant les heures de classe.
Ajoutez à cela que l’influence et l’ingérence des parents, grâce à la nouvelle loi scolaire, se sont consi- dérablement accrues et que ce ne sont presqu’ex- clusivement des parents de milieux favorisés qui assument ce rôle et il devient clair que l’enseignant pourra s’occuper de moins en moins des élèves plus faibles.
L’introduction du contingent de leçons d’enseigne- ment qui abolira jusqu’en 2019 quelque 4000 leçons d’enseignement, va au détriment des cours d’appui et des centres d’apprentissages qui sont considéra- blement réduits. Face à une demande croissante, les écoles se voient forcées de faire un choix. Comme on ne peut plus aider au maximum tous les enfants, il faut déterminer ceux dans lesquels il est utile d’investir les moyens de plus en plus réduits.
Sans que personne n’ose jamais le dire, voilà le moyen d’augmenter la productivité de notre système scolaire. Pourquoi investir dans des enfants qui de toute façon ne seront pas intégrés dans le marché du travail, faute d’offres d’emploi.
Cette école va produire beaucoup de perdants, qui ne trouveront plus leur place dans la société et qui par manque d’éducation ne pourront pas articuler leur détresse, ni lutter pour une société plus équi- table. Va-t-on simplement augmenter les effectifs de la police et construire de nouveaux centres péni- tenciers pour endiguer les conflits sociaux qui en résulteront ?
Avec une population scolaire toujours plus difficile à motiver et à gérer, il est clair que l’enseignant ne pourra pas prévenir toutes ces conséquences. Et le problème ne se résoudra pas avec une nouvelle formation continue.
Les effets de cette individualisation sur des individus sur notre société pourraient s’avérer très néfastes. Si les individus n’ont jamais appris la solidarité et la coopération, ils devront vivre dans une société où la concurrence ne règne pas seulement entre les nations, entre les entreprises, entre les salariés des entreprises, mais aussi entre les individus dans leur vie quotidienne. Les réseaux sociaux risquent de se désintégrer (déjà le bénévolat est en train de dispa- raître) et les individus se retrouvent dans une société sans liens sociaux comme des atomes libres.
Les dangers d’étendre les lois des marchés écono- miques sur la société sont très réels. Pour Hannah Arendt la perte des liens sociaux est la condition nécessaire pour qu’une société se tourne vers le totalitarisme.
Il faut éviter de laisser entrer les principes de concur- rence et de productivité à l’école par la petite porte. Les valeurs transmises à l’école doivent rester le résultat d’un choix de société. Il n’est pas encore trop tard, mais agissons vite.
Tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes éducatifs possibles, loin de là. L’école a besoin de changements et ceux-ci doivent se faire dans l’immédiat. L’école publique doit trouver des réponses pédagogiques et didactiques pour réagir aux multiples défis qui se posent. Analysons les points forts, il y en a, et les points faibles de notre système scolaire. Gardons ce qui fonctionne bien et cherchons des solutions pour les problèmes.
Mais surtout n’oublions pas d’écouter les spécialistes du terrain, ils ont le métier.

Patrick Arendt