L’école luxembourgeoise et le nouveau modèle éducatif en Europe (Journal 1/2011) Jules Barthel

18.02.2011

Nos responsables du MENFP aiment se présenter comme les apôtres de l’innovation pédagogique et se targuer d’être à l’avant-poste d’une politique éducative progressiste. Pourtant, à bien y regarder, ces mêmes responsables ne font, pour l’essentiel, que transposer les objectifs des stratégies européennes en matière d’éducation et de formation professionnelle. C’est bien ce qui ressort du livre très intéressant «La grande mutation – Néolibéralisme et éducation en Europe» d’Isabelle Bruno, de Pierre Clément et de Christian Laval, paru aux Editions Syllepse. Les passages en italiques de l’article ci-dessous proviennent de cette source.

Du Conseil européen de Lisbonne ...



Pour rappel, c’est en mars 2000 que le Conseil européen a lancé le processus de Lisbonne et qu’il s’est fixé l’objectif de faire de l’Union Européenne «l’économie de la connaissance » la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale.

Conformément aux conclusions du Conseil européen de Lisbonne, le programme «Education et formation 20101», élaboré en 2001, visait à définir à l’horizon 2010, les objectifs futurs des systèmes d’éducation et de formation, permettant à tous les citoyens européens de participer à la nouvelle société de la connaissance. Les trois objectifs suivants étaient à considérer comme prioritaires:
  • accroître la qualité des systèmes d’éducation et de formation;
  • faciliter l’accès de tous à l’éducation et à la formation;
  • ouvrir l’éducation et la formation sur le monde.
Selon les instances dirigeantes de l’UE, l’éducation et la formation représentent un atout économique considérable, appelé à renforcer la compétitivité et le dynamisme de l’Europe. Il s’agit entre autres de consacrer un effort particulier à l’acquisition de compétences de base qui doivent constamment être actualisées afin de correspondre à l’évolution de la société de la connaissance. Cet objectif devra être atteint, entre autres, par un renforcement des liens avec le monde du travail.

Les États membres de l’UE et la Commission européenne ont renforcé leur coopération en 2009 avec le cadre stratégique pour la coopération européenne dans le domaine de l’action «Education et formation 20202». Selon ce cadre stratégique, l’éducation et la formation tout au long de la vie, dans un monde en rapide évolution, doivent être une priorité car elles représentent la clé de l’emploi et de la solidité de l’économie et offrent à chacun la possibilité de participer pleinement à la société. A plus long terme, un accent particulier devra être mis sur la promotion de la créativité et de l’innovation, en particulier de l’entreprenariat et ce à tous les niveaux de l’enseignement.

A la lecture de ces quelques passages – figurant dans la documentation officielle de la Commission européenne – on remarque clairement l’importance croissante attachée au champ économique dans la construction actuelle et future du modèle éducatif européen.

Par la suite, nous allons présenter certains aspects de cette politique éducative européenne – et sa copie luxembourgeoise par la même occasion – permettant ainsi au lecteur de se faire une idée de la pensée néolibérale et souvent antisociale qui se cache derrière cette prétendue «économie de la connaissance».

... à l’évaluation par compétences



Selon les responsables de la politique éducative européenne, cette dernière a pour fonction de former le nouvel homme européen adapté au projet de l’Union et considéré comme un avantage comparatif dans la compétition mondiale. Or, un homme compétitif, c’est d’abord un homme qui vit dans la concurrence et qui s’est doté de compétences pour l’affronter. Compétitivité, concurrence, compétence: voilà le triangle dans lequel il conviendra désormais de penser l’homme européen réduit à devenir une ressource économique, un matériel productif, un capital humain.

Selon cette logique, ce n’est plus la transmission des savoirs qui prime, mais c’est au contraire la formation de l’individu flexible, habitué à s’orienter par lui-même dans un univers de choix permanent et de compétition, qui doit être promue. Nous observons ici une conception fortement réductrice de la formation, essentiellement considérée comme source de gains individuels pour le futur salarié et de gains de productivité pour l’entreprise.

Quelque part, du berceau à la tombe (que ça sent bon le Life Long Learning!) le nouveau travailleur européen doit augmenter son capital personnel en compétences afin de maintenir en état et surtout d’accroître son employabilité.

La compétence, ce mot magique du début du 21e siècle, est devenu le fil conducteur de toute la politique éducative récente de l’UE. S’agissant d’une capacité à réaliser une tâche à l’aide d’outils matériels et/ou d’instruments intellectuels, elle se définit par un aspect pratique et opérationnel, à la différence des notions de connaissance et de savoir. En ce sens, elle permet la jonction entre les champs économique et scolaire ainsi que la domination politique du premier sur le second. Avec l’instauration des compétences, l’institution scolaire va perdre son autonomie, l’évaluation par compétences n’exigeant même pas – in fine – une institution scolaire spécifique.

La compétence participe ainsi non seulement à la domination de la logique économique, mais elle contribue aussi à la désinstitutionalisation des instances de formation et elle contribue à la perte progressive de légitimité de l’école et des savoirs formalisés qu’elle continue à vouloir transmettre.

On assistera ainsi, peu à peu, à une déperdition de tous les savoirs qui ne pourront prouver leur efficacité auprès des employeurs et à une régression de grande ampleur du service éducatif universel. Le mot d’ordre sera dorénavant: donner à tous un socle minimal de compétences, correspondant au seuil minimal d’employabilité et laisser les logiques de marché jouer afin que les acteurs rationnels investissent au-delà de ce socle de base.

Professionnalisation des études



Le processus de Lisbonne et «l’économie de la connaissance » qui en découle vont de pair, nous l’avons vu, avec la stratégie européenne de l’emploi. Cette dernière, à travers de nouveaux dispositifs progressivement mis en place par les autorités nationales, tente d’inciter les individus à se responsabiliser, à se prendre en charge, à se former plutôt qu’à tout attendre de l’Etat et de la société. L’objectif de ces mesures est de mettre le plus de gens possible au travail afin d’alléger la protection sociale et les dépenses d’entretien de cette population non productive.

C’est dans la même logique – et on en revient à l’enseignement – qu’il faut comprendre les changements visant à ce que les jeunes ne poursuivent pas outre mesure leurs études et que celles-ci soient de préférence adaptées aux évolutions des structures de l’emploi et donc directement utiles pour accéder à un emploi. Dans la même veine, l’apprentissage à vie suppose la mise en place de dispositifs nouveaux comme le livret individuel des compétences, en complément voire à la place des diplômes, jugées trop rigides et trop dépendants des institutions formelles.

Tsunami d’experts étrangers



Mais comment se fait-il qu’il n’y a pratiquement pas d’opposition à cette politique éducative réductrice?

En fait, les responsables des stratégies nationales en matières éducatives jouent sur deux claviers et ils le font de manière très intelligente. D’une part, ils mettent en oeuvre la politique européenne néolibérale et de l’autre ils gardent l’apparence qu’ils restent les maîtres de la politique éducative nationale. Ils se réfèrent aussi bien à la logique de la convergence européenne qu’à une certaine continuité avec les formes d’élaboration des politiques nationales antérieures.

D’où l’usage fréquent d’un double langage. D’un côté, l’impressionnante théâtralisation qui accompagne souvent l’élaboration de la politique éducative (grands débats, consultations multiples, projets-pilotes, rapports de hautes autorités, …) et qui cherche à faire croire que la société civile, les partenaires sociaux, les usagers et tout le cortège possible d’experts – surtout étrangers – ont été dûment consultés et ont donné majoritairement leur accord à la réforme. D’un autre côté, la rhétorique officielle invoque une urgence et une nécessité absolue qui empêchent toute autre politique possible et disqualifient de ce fait toute objection. L’Europe sert alors le plus souvent de raison pour obtempérer sans discuter et pour forcer l’allure dans la mise en oeuvre des réformes.

Au grand dam de nos politiques, l’objectif d’un marché européen de l’éducation n’est pas toujours facilement avouable et, s’il était le seul argument de la réforme, risquerait fort de soulever des résistances plus franches et plus immédiates des milieux enseignants et de nombreux secteurs de la société. Il est donc nécessaire que nos politiques dissimulent l’objectif du grand marché européen, comme celui d’ailleurs de la réduction des coûts éducatifs, derrière des motifs démocratiques beaucoup plus consensuels, telles la diminution de l’échec scolaire, la prise en charge de l’hétérogénéité des élèves ou une meilleure insertion professionnelle. C’est ce déplacement d’objectifs qui a rendu et rend toujours possible l’enrôlement d’experts en pédagogie, de certains partenaires syndicaux, d’enseignants ou autres groupes professionnels dans la préparation et dans la justification publique des réformes.

Prioritairement toutefois, les gouvernements aiment s’appuyer sur des groupes d’experts étrangers – partenaires officiels du processus – ignorant du même coup les objections des enseignants du terrain et de leurs syndicats. Leur expertise prétendument autonome et désintéressée, qui n’est mise en question par aucun des donneurs d’ordres permet d’instrumentaliser la question pédagogique et de faire accepter les nouvelles mesures par la forte majorité du grand public en général et des parents d’élèves en particulier.

Le droit à l’éducation pour tous?



Un des objectifs officiels du processus de Lisbonne est d’élargir le «droit à l’éducation pour tous». Mais, dans le même temps, l’UE – compte tenu aussi du refus obstiné de recourir à la dette publique pour financer des investissements d’avenir – encourage les Etats membres à développer le financement privé dans l’enseignement – actuellement encore limité pour l’essentiel à l’enseignement supérieur – et de miser sur l’endettement privé des étudiants et des familles en augmentant notamment de manière substantielle les droits d’inscription dans les universités et les écoles supérieures.

Nous assistons ici à une tendance qui va dans le sens d’une logique de paiement direct par le client de la formation, ce qui relève d’une conception de l’éducation comme bien économique privé dont les bénéfices sont individualisés.

Mais quand on sait que l’augmentation de la dépense privée en matière d’enseignement constituera un obstacle de taille pour l’accès au cycle supérieur des jeunes issus des milieux populaires dans un contexte de chômage de masse et de précarité de l’emploi, on comprend mieux qu’entre objectifs pondus sur papier glacé et réalité il y a parfois un énorme fossé.

Il est prévisible que cette tendance que nous constatons actuellement dans le supérieur se développera – lentement mais sûrement – au niveau de l’enseignement secondaire voire de l’enseignement fondamental. Le nivellement vers le bas – souvent sous couvert d’équité sociale – dans l’enseignement public comporte un risque énorme de dualisation renforcée entre un enseignement public minimal, destiné à assurer à la masse des jeunes issus des classes populaires un «socle de compétences de base» permettant leur employabilité dans les emplois peu qualifiés, et un enseignement d’excellence dans des établissements – privés pour l’essentiel – dont l’accès fort coûteux sera réservé aux jeunes issus des milieux les plus favorisés.

Le Tageblatt a noté très justement dans un éditorial récent que «les enfants issus de milieux culturellement et économiquement privilégiés seront, sauf exception, formés dans les meilleures écoles où ils pourront se mesurer aux meilleurs. Les autres seront instruits à la demande des milieux économiques à la tâche productive et seront jetables quand leurs compétences spécifiques seront dépassées.» Tout y est dit!

Jules Barthel
Professeur de sciences économiques et sociales au LNW
Membre de la direction syndicale du SEW




1 Europa: Synthèses de la législation de l’UE
2 Commission européenne: Education et Formation


Annonce de McDonald



La formation représente une partie importante de votre expérience de travail chez McDonald’s et débute dès que vous vous joignez à l’équipe McDonald’s. Les
instructeurs travailleront étroitement avec vous pour vous enseigner tous les rouages de l’entreprise. Votre formation se poursuit tout au long de votre ascension dans la hiérarchie de McDonald’s. (…)
En plus d’accroître vos aptitudes et vos connaissances de l’industrie de la restauration et de l’hospitalité, votre formation chez McDonald’s vous enseignera le travail d’équipe, les aptitudes au leadership, à la communication, au service à la clientèle, les responsabilités et la gestion du temps.



Site Internet du MENFP



L’enseignement ne se réduit pas aux seuls socles de compétences. L’approche par compétences permet de différencier les apprentissages dans le double but :
  1. d’assurer que tous les élèves développent les mêmes compétences essentielles, et
  2. de développer des niveaux de compétences élargis selon les capacités individuelles des élèves.

Aux élèves plus forts sont proposés des apprentissages qui vont au-delà des objectifs fixés dans les socles de compétences.


Réforme de la formation professionnelle au Luxembourg


Quelques décisions prises dans le cadre de la réforme professionnelle au niveau de la division du technicien:
  • réduction de l’enseignement général de 15 heures en moyenne à 8 heures;
  • augmentation de l’enseignement professionnel de 17 heures en moyenne à 24 heures;
  • quasi-disparition des redoublements
  • abolition de l’examen de fin d’études;
  • disparition de l’accès direct aux études supérieures après la classe de 13e.

Réforme de la formation professionnelle au Luxembourg


Pour l‘accompagnement méthodologique et scientifique de la réforme et la formation des formateurs, le ministère coopère avec le Bundesinstitut für Berufsbildung
(BIBB) et l‘Université de Saint-Gall (CH). Ces experts allemands et suisses conseillent le ministère dans les domaines suivants:
  • le développement de la méthodologie pour l‘élaboration et la révision des programmes de formation et pour la définition des référentiels d‘évaluation;
  • l’accompagnement et la formation des coordinateurs en charge des différentes équipes curriculaires;
  • l’accompagnement et la formation des membres des équipes curriculaires et des commissions nationales de formation;
  • la formation des enseignants et des formateurs en entreprise;
  • le développement de projets intégrés fondés sur une approche par compétences;
  • l’évaluation périodique de la réforme.