Le désastre prévisible de la réforme de la formation professionnelle à l’image d’un exemple concret (Journal 1/2013) Jules Barthel

07.05.2013

Le désastre prévisible de la réforme de la formation professionnelle à l’image d’un exemple concret



Introduction



Enfin, ont dû se dire en septembre 2012 les responsables de la Formation professionnelle, la division du technicien commercial a-t-elle pu démarrer dans le nouveau régime professionnel; enfin, ces élèves aussi pourront-ils profiter des bienfaits de la nouvelle réforme; enfin eux aussi seront-ils correctement préparés au marché du travail, enfin eux aussi ne devront-ils plus subir des redoublements aussi inutiles que contre-productifs, enfin, enfin, enfin, …

Or la situation sur le terrain - après un seul semestre -, confirme les pires craintes du SE W: ce qui se passe au niveau de la formation la plus importante du régime professionnel1, fait paraître au grand jour tous les méfaits de cette réforme.

Finis les arguments suffisants des gourous réformateurs, finies les tergiversations de Madame la Ministre qui n’a pas toujours pu donner tort au SE W, tout en refusant de tirer dans le dos de ses subordonnés et des chambres professionnelles: les faits, la réalité vécue sur le terrain prouvent qu’il y a un fort risque que toute une génération d’élèves du régime de technicien fera les frais de cette pitoyable réforme.

Mais venons-en aux faits !



Le début de l’année scolaire



Quelle n’a été, à la rentrée 2012-2013, la surprise des enseignants titulaires d’une des nombreuses nouvelles classes de T0CM, de se trouver face à vingt-neuf élèves2 ! Vingt-neuf élèves avec lesquels ils sont censés travailler de manière différenciée, vingt-neuf élèves qu’il faudra évaluer individuellement au niveau de toute une batterie de compétences professionnelles, sociales et personnelles.

Une intervention immédiate des titulaires de la classe auprès de leur direction a amené celle-ci à proposer un dédoublement des classes dans les modules professionnels en engageant un chargé de cours pour assurer ces modules. La direction se voyait toutefois dans l’impossibilité de dédoubler les autres modules, dont les trois modules de langues.

Dans une lettre adressée à Madame la Ministre, datée du 25 septembre 2012, les titulaires de la classe ont alors essayé de faire comprendre à celle-ci que « dans la constellation actuelle de la classe, beaucoup d’élèves risqueront – malgré tous les efforts – de devoir en subir les conséquences néfastes ».

La réponse de Madame la Ministre, datée du 5 février 20133, a complètement ignoré les soucis pédagogiques des titulaires de la classe. Elle a d’abord justifié le dédoublement des trois modules professionnels par le simple fait qu’il s’agit d’une « formation qui a lieu pour la première fois ». Elle a aussi motivé le non-dédoublement des modules de langues par le fait que « les titulaires disposent d’une leçon hebdomadaire par branche pour travailler les compétences sociales dans des groupes de 14/15 élèves ». Par ailleurs, a-t-elle noté, « l’effectif est toujours dans les normes autorisées » espérant que « les efforts entrepris par la direction du lycée sauront être appréciés à leur juste valeur ».




Face à cette réponse ministérielle, quelques remarques s’imposent :
  • La marche à suivre du ME NFP est clairement indiquée dans cette réponse: compétences ou non, différenciation et individualisation de l’enseignement ou non, la norme autorisée pour une classe est de 29 élèves et restera d’application, nonobstant tous les arguments pédagogiques mis dans la balance.
  • Le dédoublement dont parle Madame la Ministre ne concerne en tout et pour tout que 2 heures hebdomadaires. En effet, les enseignants des modules d’Allemand et d’Anglais, à côté des 2 heures de cours obligatoires, se partagent une troisième leçon où une moitié de la classe fréquente le cours d’Allemand, l’autre moitié le cours d’Anglais. En Français, la classe est partagée en deux groupes de niveau différent pendant une heure sur les quatre qui figurent au programme.
  • Les élèves effectuent – sans même prendre en compte les mesures de rattrapage et de remédiation à partir du 2ième semestre – une tâche hebdomadaire de 33 heures, supérieure de 3 heures à la norme dans la majorité des classes, tous régimes confondus.


Les résultats à la fin du 1er semestre



Les conséquences néfastes de la réforme, à l’image de la classe de T0CM dont il est ici question, ne se sont pas fait attendre. Les résultats obtenus par les élèves à la fin du premier semestre ne sont pas, c’est le moins qu’on puisse dire, à la hauteur de ce qu’on aurait pu espérer d’une classe profitant d’une nouvelle réforme4.

Si les échecs sont importants en Allemand et en Français5, le ME NFP peut toujours rétorquer que ces derniers étaient également fort élevés dans les classes de l’ancien régime du technicien commercial. Ce qui est toutefois très anormal, c’est le taux d’échec élevé dans les modules de l’enseignement professionnel, très largement supérieur à celui dans l’ancien régime6. Cette constatation montre clairement que l’évaluation par compétences est nettement plus tranchante que ne l’est le système de notation classique.

Cette nouvelle rigueur s’oppose diamétralement aux critères de promotion laxistes du cycle inférieur de l’ES T et à la permissivité de l’école fondamentale. Comment justifier alors une politique tellement exigeante, voire sévère et intransigeante à partir de la 10e du régime professionnel ?

Par ailleurs, comment expliquer aux jeunes et à leurs parents qu’un élève en 10e du régime technique, respectivement en 4e du régime classique n’a besoin que de 50% des points pour réussir (30 sur 60), alors que l’on demande aux élèves du régime professionnel de suffire aux critères d’évaluation à raison de 70 à 90 % ?

Ce nouveau système risque fort de démotiver beaucoup de jeunes dès les premiers mois de leur formation. Le décrochage scolaire – un des chevaux de bataille de Madame la Ministre - risque dès lors d’augmenter plutôt que de diminuer.

Le tableau ci-dessous souligne, par ailleurs, à quel point le nouveau système est éliminatoire pour une partie non négligeable des élèves.




Dans le cas de la présente classe, et en ne prenant évidemment comme base que le seul premier semestre,
  • aucun élève n’a réussi la totalité de ses modules,
  • presque 90 % des élèves ont déjà, en l’état actuel, au moins deux modules à rattraper,
  • plus de la moitié des élèves de la classe ont au moins trois modules à rattraper,
  • presque 30 % des élèves seraient actuellement en situation d’être réorientés vers une autre formation7.

Ces résultats, catastrophiques à tout point de vue, demandent évidemment qu’une aide soit accordée aux élèves en difficulté. Encore faudra-t-il arriver à l’organiser !

L’organisation du rattrapage et de la remédiation8



Pour cette seule classe de T0CM, 86 modules n’ont pas été réussis. Pour rappel, 90 % des élèves ont échoué dans au moins deux modules, plus de 50 % dans au moins trois modules, 30% des élèves ont échoué dans plus de trois modules. Dans ces conditions, on peut aisément s’imaginer l’énorme difficulté à organiser le rattrapage et la remédiation pour tous les élèves concernés.

Dans notre cas précis, l’organisation du rattrapage et de la remédiation s’est avérée particulièrement difficile. En fin de compte, la direction parvient à organiser un module de rattrapage de 2 heures par semaine pendant toute la durée du 2e semestre dans une des deux langues au taux d’échec élevé. Dans deux branches professionnelles sur trois, un cours de mise à niveau de 10 heures est proposé.

Par contre, aucune mesure supplémentaire de rattrapage, ni de remédiation ne pourra être offerte aux élèves au cours du 2e semestre, ni dans la deuxième langue au taux d’échec élevé, ni dans aucun des autres modules. Toutes ces mesures ont dû être reportées à une date ultérieure de la formation des élèves concernés, faute de disponibilité des enseignants, faute d’infrastructures et faute surtout d’un horaire déjà largement surchargée pour les élèves.

Le défaut d’organisation du rattrapage et de la remédiation suscite les remarques suivantes :
  • Faute de moyens organisationnels, aucun rattrapage ne peut être organisé pour quatre modules sur sept dont une des deux langues, où le taux d’échec a pourtant frôlé les 60 %. Aucune possibilité donc, pour les élèves en échec, de rattraper leur retard dans l’immédiat. On continue comme si de rien n’était.
  • Le cours de rattrapage dans la deuxième langue se déroulant parallèlement au module à option, une partie des élèves ayant participé à cette option au 1ier semestre, ne pourront plus y participer au 1er semestre.
  • La classe fonctionnant déjà selon un horaire normal de 33 heures9, cela implique que certains élèves qui participent aux deux cours de mise à niveau, risquent de devoir subir des semaines allant jusqu’à 37 heures. Comment penser motiver des élèves en difficulté scolaire en leur faisant subir jusqu’à 37 heures de cours hebdomadaires ?


Les obstacles à venir






Des résultats comme ceux décrits ci-dessus ne sont malheureusement pas l’exception. Comment imaginer, dès lors, la suite de la carrière scolaire de ces jeunes.

Aucun élève n’a réussi tous les modules à la fin du 1er semestre; comment peut-on supposer alors qu’il y aura des élèves en début de 12e sans aucun module à rattraper. C’est pourtant la condition posée par le ME NFP pour pouvoir fréquenter les modules préparatoires dont la réussite est nécessaire pour accéder aux études supérieures. Et dire qu’actuellement 48% des étudiants diplômés du régime de technicien – 41 % pour le technicien commercial - poursuivent des études post-baccalauréat. Les élèves de l’actuelle T0CM seront-ils la future « génération perdue » ?

Par ailleurs, avant même de parler d’études postsecondaires, qu’en est-il tout simplement du diplôme de fin d’études ? Rappelons que la nouvelle loi spécifie qu’ « en fin de formation, au moins 95% des tous les modules obligatoires doivent être réussis ». Considérant les taux d’échec énormes après le seul premier semestre en classe de 10e, comment imaginer qu’une majorité des élèves concernés vont pouvoir remplir ces conditions de réussite en fin de classe de 13e.

Une question fondamentale se pose aujourd’hui: Allons nous rester sans réaction, pendant quelques années encore, pour voir ensuite se confirmer tout le mal que l’on pense de cette réforme ? Ne faudraitt- il pas, au contraire, tout mettre en oeuvre pour amener le MENFP, dès aujourd’hui, à agir dans l’intérêt évident de toute une génération d’adolescents ?


Il faut stopper cette réforme !



Le ME NFP a justifié sa réforme actuelle en mettant notamment en avant le taux trop élevé d’échecs, de redoublements et de décrochage scolaire dans l’ancien régime du technicien. Or, les résultats passés en revue montrent que la réforme actuelle ne va faire qu’aggraver ces problèmes.

Le SEW pense qu’Il faut tout faire pour stopper cette réforme !

Madame la Ministre, écoutez les syndicats, écoutez les enseignants sur le terrain, réagissez enfin et arrêtez cette réforme. Nous ne voulons pas d’une « génération perdue » !




1 Au nombre d’élèves inscrits.
2 Insistons sur le fait que le groupe curriculaire de la formation a très clairement indiqué dans ses recommandations qu’un enseignement par compétences ne peut être garantie qu’en limitant le nombre d’élèves par classe à 18 au maximum.
3 Partant de la date de réponse du 5/2/2013, faut-il se réjouir d’avoir reçu une réponse - ce qui est loin d’être garantie dans tous les cas - ou plutôt s’indigner du délai de réponse de quatre mois et demi ?
4 La définition du terme « réforme » ne spécifie-t-elle pas qu’il s’agit « d’un changement de caractère profond qui vise à améliorer son fonctionnement et ses résultats ».
5 Un peu moins de 60% respectivement un peu plus de 70% de modules non réussis selon la langue.
6 Dans les trois modules professionnels proposés au premier semestre, les taux d’échec se situent entre 40 % et 60 % selon le module.
7 Art.6 pt.3 du règlement grand-ducal du 30 septembre 2010 déterminant l’évaluation et la promotion des élèves des classes de la formation professionnelle initiale: « L’élève qui, à la fin des classes de 10e et de 11e menant au DT, n’a pas réussi au moins deux tiers des modules au programme depuis le début de la formation, est réorienté par le conseil de classe vers une classe d’un régime ou d’une formation mieux adaptée à ses capacités et besoins ».
8 Il faut spécifier qu’il n’est aucunement dans les intentions du SEW de reprocher aux directions de lycées de ne pas essayer le maximum pour organiser un rattrapage et une remédiation tant soit peu cohérents. Les directions sont, autant que les élèves et les enseignants, les victimes d’un système qui ne fonctionne pas.
9 Cet horaire infernal risque de concerner ¼ des élèves de la classe.