Le dessous de la réforme
Certaines voix dans les médias locaux ont affirmé que l’on compare poires et pommes et qu’il n’y a pas lieu de mêler réforme de l’enseignement secondaire d’une part et réforme de la fonction publique d’autre part. Cet avis n’est que la preuve que les stratégies de “communication” du pouvoir ont fonctionné, mais ce ne sont toujours que des stratégies de diversion, de mystification, de division. Derrière la “communication” il y a la réalité que la “communication” cherche à occulter ou à faire oublier.
En vérité il ne s’agit que d’une seule et grande réforme qui a fait des petits et qui ne cessera d’en faire, et il ne faudrait pas que la multiplicité des arbres cache la forêt unique. Il faut donc lire un peu, s’informer un peu, pour que la cohérence du grand tout devienne visible.
Voici deux bibliographies sélectives, la première concernant d’abord l’enseignement, l’autre l’Etat, le service public, la société en général, dont l’enseignement n’est qu’un aspect ou un élément, mais un élément tout de même. La filiation est donc claire, et l’on pourra ainsi dire que chaque société a l’enseignement qu’elle mérite ou qui s’y accorde, et que de même chaque enseignement a la société qu’il mérite, ou qu’il produit et reproduit.
Pour notre réforme locale de l’enseignement et de la fonction publique j’ai ainsi retenu les titres suivants, parus entre 2002 et 2011.
D’abord “Le déclin de l’institution”, de François Dubet, 2002, 421 p., isbn 978.2.02.055163.2. François Dubet enseigne notamment à l’Université de Bordeaux II et à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales; il montre dans ce volume que ce qu’on appelle l’”Etat” et en France volontiers la “République” – et les valeurs qui “vont avec”: liberté, égalité, fraternité – et conjointement les ‘institutions’ qui y correspondent sont en déclin depuis des années. L’auteur regarde de plus près les métiers de l’enseignement (instituteurs, lycée, université ...), mais aussi les métiers médicaux et sociaux, ces métiers qui accomplissent – comme il dit – un “travail sur autrui”. Au lieu de ‘déclin’ on peut aussi parler de décadence ou de crise.
Ensuite, de 2003 et de Christian Laval, sociologue, “L’école n’est pas une entreprise – Le néo-libéralisme à l’assaut de l’enseignement public», 345 p., isbn 978.2.7071.4402.7. Le titre à lui seul est déjà parlant, et l’on découvre dans ce livre comment depuis le début des années 1980 l’OCDE, l’UE, l’OMC ont mis en place des contraintes néolibérales qui transforment l’être humain (et notamment l’élève) en chose et en quantité. Dorénavant société et école sont au service de l’économie de plus en plus mondialisée sur le mode néolibéral, au lieu que le contraire soit le cas: une économie au service des gens et de la société. Apparaît la notion de ‘capital humain’, l’ancien ‘capital mobile’ – donc les salariés et la masse salariale – dont il s’agit de comprimer le coût. C’est la marchandisation de l’éducation; et l’élève, l’étudiant, finalement le salarié deviennent des marchandises ... qu’il s’agit d’”évaluer” par des techniques managériales, et un jour le malaise de l’institution Ecole sera donc total, en France plus tôt qu’au Luxembourg, ce qui nous donne la chance d’apprendre des erreurs des autres, et de les éviter.
Dans le cas de “A l’école de la compétence – De l’éducation à la fabrique de l’élève performant’ par la philosophe Angélique del Rey, 2010, 286 p., isbn 978.2.7071.5938.0 le titre est déjà tout un programme, que l’auteure décortique. Mise mal à l’aise par des notions “tendance” comme “capital humain”, “socle” ou “compétences” annoncées par le pouvoir comme les termes-clé de cette nécessaire réforme en vue d’une école “plus démocratique” Angélique del Rey part à la recherche du sens profond et des origines de cette nouvelle mentalité ou nouvelle pédagogie, et se retrouve ainsi – bien-sûr – aux Etats-Unis dès les années 1950 (“competency-based education and training”, ou, en 1952: “International Association for the Evaluation of Educational Achievement”), mais aussi au Québec, au Mexique, en Belgique, en Argentine … “Une tendance mondialisée” est ainsi le titre du premier chapitre. L’OCDE en 1997, la stratégie de Lisbonne en 2000, le projet pour une Constitution Européenne mettent en place le “new speak” que depuis peu on nous sert aussi au Grand-Duché. – Bref: l’ancienne “qualification” certifiée par un diplôme devient “compétence” et donc “performance” et ainsi “chiffre d’affaires”, “productivité” ou “rentabilité”; la marchandisation de l’éducation et de l’individu est parfaite. A la fin de ce livre on a compris que “compétence” et “enseignement par compétences” veut surtout dire le contraire de ce que cela semble à première vue annoncer; et “enseignement par compétences” veut donc dire réduction des potentialités de l’élève et de la personne humaine aux seules ressources exploitables par une entreprise privée, en vue de produire du bénéfice, qui ne sera bien-sûr pas “socialisé”, donc redistribué: depuis quelques années ce ne sont que les riches qui deviennent plus riches, et ces riches semblent de moins en moins enclins à partager avec l’humanité toute entière. C’est pour cela que le “progrès” de tous est devenu simple “croissance” au profit de certains.
“La grande mutation – néolibéralisme et éducation en Europe” (2010), 135 p., isbn 978-2-84950-269-3, par Isabelle Bruno, Pierre Clément et Christian Laval est la dose minimum d’information qu’il faudra absorber, notamment pour s’immuniser contre la “communication” du MEN national. Celui ou celle qui avait notamment pu croire qu’à l’époque Mme Brasseur avait inventé le “back to basics” en éducation se détrompe en lisant ce volume: on n’avait repris qu’un vieux slogan des milieux conservateurs aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Ce petit livre regorge d’autres informations intéressantes: à savoir l’impact des politiques de concurrence et de dérégulation européennes sur les destins des enseignements nationaux, et notamment les catastrophes engendrées depuis 2007 dans l’éducation en France par les “réformes” du président Sarkozy: à méditer avant d’imiter.
Après l’éducation passons à la société dont elle est le système d’éducation qui a son tour produit et reproduit la société qui l’a mise au monde.
Commençons par un auteur plus à gauche, professeur à Sciences Po à Paris, à savoir Jacques Généreux qui dans les trois volumes (2006, 2009 et 2010) de son “A la recherche du progrès humain” brosse d’abord un tableau de la société du moment, l’analyse, tire ses conclusions, puis se lance dans l’esquisse de cette société que nous devrions avoir demain si nous voulons éviter la catastrophe sous ses différentes formes: mondialisation du modèle économique néolibéral, disparition de l’Etat, épuisement des ressources et suicide écologique. – C’est le premier volume, 600 p., isbn 978.2.7578.2289.0, de 2006, qui a comme titre “La dissociété” qui touche de plus près au deuxième volet de la “réforme” qui nous intéresse actuellement: la réforme de l’Etat et donc du service public. L’idée essentielle – disons-le en peu de mots – s’oriente à la terminologie de Hobbes, et elle consiste ainsi à constater un retour ou une rechute à partir de la civilisation et de l’état de société vers l’état de nature et homo homini lupus en raison de la société qui devient “dissociété” – dit l’auteur, donc une grande masse informe d’individus atomisés et isolés, plus ou moins perdus et finalement dressés agressivement l’un contre l’autre par le modèle économique et plus précisément par la guerre économique, une guerre généralisée qui s’installe dans tous les rapports humains, et selon l’auteur cette évolution va prendre l’envergure d’une véritable “mutation anthropologique”. Etat et service public – ou solidarité et paix - ne pourront évidemment plus survivre dans un monde ainsi déshumanisé. Un auteur plus conservateur, collaborateur du ‘Figaro’, et tout comme Généreux enseignant à Sciences Po, à savoir Alain-Gérard Slama, dans “La société d’indifférence” (2009), 236 p., isbn 978.2.262.03368.2 aboutit malgré le bord politique autre aux mêmes conclusions dans sa déconstruction des années Sarkozy en France depuis 2007: selon Slama les valeurs républicaines sont abolies et perverties en leur contraire, la démocratie est minée, l’Etat est subverti, la France est quasiment “privatisée” et la politique est instrumentalisée à fond la caisse par l’économie. Le chapitre 4: “Laïcité.: le viol consenti” (en France l’Etat est laïc depuis les lois de 1905-10, au Luxembourg c’est du moins l’enseignement qui devrait l’être) ne manque pas de me faire penser à une récente circulaire de la Ministre de l’Education Nationale où il était question de dispense du cours de biologie et de natation, de port du voile autorisé et de création, dans les écoles, de salles au calme où se retirer pour la prière. Pour Slama la société française est engagée sur une pente dangereuse et glissante, et il faut espérer que tout cela prendra fin aux prochaines présidentielles. – Il faudra aussi espérer qu’à Luxembourg le réveil se fasse dans des délais raisonnables.
Terminons par l’excellent “L’Etat demantelé – Enquête sur une révolution silencieuse”, (2010), 323 p., isbn 978.2.7071.6019.5, un volume collectif sous la direction de Laurent Bonelli et Willy Pelletier, qui enseignent respectivement à l’Université de Nanterre et de Picardie: on y lira le roman noir de la privatisation de l’Etat depuis 30 ans, du rôle de l’Union Européenne, de l’”impérialisme de la compétence”, et avec plus de détail la chronique des événements (français) peu réjouissants à France Télécom, à la Poste, à l’ancienne ANPE, à la culture, à la défense, à la police nationale, à l’hôpital, à la justice, à l’Université, à l’Education Nationale ... et au fil des pages on retrouve ou on reconnaît de si nombreux cadeaux empoisonnés dont l’actuelle “réforme” au Grand-Duché voudrait nous gratifier en 2012.
Vous avez dansé et chanté et vous avez été cigale tout l’été? Eh bien, soyez fourmi maintenant et lisez! Cela protège de certaines contagions.
membre du comité enseignement secondaire SEW / OGBL, docteur en philosophie et lettres FUSL Bruxelles, ancien vice-président de l’Union Syndicale de Bruxelles