Déjà vu

25.12.2011

En lisant certains commentaires déposés sur le site www.rtl.lu après le succès de la manifestation APESS / SEW au Centre Atert à Bertrange le 1er décembre 2011 on voit que certains citoyens luxembourgeois sont d’avis que profs et instituteurs ont choisi leur métier en raison du salaire et des vacances uniquement, qu’ils font tous très mal leur travail et qu’au lieu d’émettre des avis sur les ministres de l’éducation nationale et de la fonction publique ils devraient se taire et obéir: se prononcer leur serait en effet doublement interdit, pour des raisons morales parce que profs et instits ne sont que parasites et usurpateurs, et pour des raisons intellectuelles parce profs et instits n’ont pas les capacités intellectuelles requises pour réfléchir, juger, s’exprimer. - La sottise populiste fait donc encore aujourd’hui des victimes au Luxembourg, les années post-1929 et notamment les années post-1933 n’ont pas mis en place des garde-fous durables et universels.

Et pourtant nous nous trouvons depuis 1973 et bien plus encore depuis 1989 dans une répétition des années post-1929. A partir de 1973 le pouvoir en place nous a parlé de crise économique, et au début des années1980 ce même pouvoir a inventé le néo-libéralisme - Mme Thatcher au Royaume Uni, M. Reagan aux Etats-Unis - pour nous tirer de la crise: le pouvoir en place a inventé l’austérité, la privatisation des services publics, la délocalisation, la désindustrialisation de l’Occident et donc le retour du chômage, les nouveaux pauvres et finalement la disparition de la classe moyenne. Pendant que les riches devenaient encore plus riches c’était la précarisation et la disparition de ces couches sociales qui à ce moment - dans un Occident qui était passé de la société industrielle à la société des services - représentaient selon les pays 60 à 80 % de la population. Lorsqu’en 1989 la seule alternative au capitalisme américain et néolibéral s’effondra - à savoir le bloc soviétique (dont je ne voudrais pas prendre la défense; évitons le malentendu) - et que la République Populaire de Chine avait viré au capitalisme d’Etat le néo-libéralisme y alla encore moins par le dos de la cuiller, car il se trouva maintenant en situation d’hégémonie triomphante. Dans son oeuvre parue en France en trois volumes – à savoir “Le totalitarisme” - Hannah Arendt avait bien d’abord dépeint, au 19e siècle, les velléités d’hégémonie de l’Angleterre à un certain moment imitée par l’Empire allemand, puis - au 20e siècle - les velléités d’impérialisme soviétique, puis nazi pour à la fin mettre en garde contre l’impérialisme américain, mais - morte en 1975 - elle n’avait pas pu prévoir et prédire l’envergure de ce qui allait ravager le monde après 1989, puis après 1995 - année de la fondation de l’OMC, nouvelle mouture du GATT. Et Arendt n’avait pas pu prévoir le parti que les oligarchies économiques internationales allaient pouvoir tirer des événements du 11 septembre 2001: pour des raisons de sécurité la liberté et les libertés n’étaient maintenant plus à la page, et on avait un prétexte pour les liquider.

Mais revenons à la question qui nous intéresse: s’il y a eu d’énormes mouvements de contestation en France - selon certains auteurs les plus véhéments non pas depuis 1968, mais depuis la Libération en 1944-45 - contre les “réformes” (en fait des destructions) entreprises par un certain Sarkozy à partir de 2007 dans le domaine de l’enseignement, de la maternelle à l’université en passant par le fondamental, le collège et le lycée, ces contestations n’avaient pas (et n’en déplaise aux commentateurs sur www.rtl.lu) comme motivation le corporatisme obtus des enseignants qui auraient seulement voulu défendre leurs privilèges acquis: salaires et vacances. En fait les universités, sous prétexte de vouloir les rendre “autonomes”, ont été largement assassinées, et la suppression des postes, la compression des budgets etc. dans le primaire et le secondaire ont également mis à mort l’éducation nationale, c.-à-d. le service public, ou plus précisément: le service public dans ce domaine. Dans d’autres secteurs le service public avait été égorgé depuis longtemps, et transformé en un “marché” qui tout à coup était devenu “rentable”, voire “juteux”, du moins pour une petite minorité, alors que le commun des mortels se plaignait de l’explosion des prix et de la chute libre de la qualité des prestations. Ne pensons qu’aux transports et au systéme de soins médicaux.

Quand je suis arrivé aux Ecoles Européennes de Bruxelles au début des années 1990 j’appris bientôt des collègues anglais en exil à Bruxelles qu’à la maison chez eux, sur l’île, le néo-libéralisme de la Dame de Fer avait anéanti la solidarité et la cohésion sociale, et que dorénavant, si l’on voulait assurer à ses enfants un diplôme de valeur, une carrière et une vie de qualité, il fallait alors éviter l’enseignement gratuit de l’Etat et s’endetter à vie pour permettre une inscription dans une des bonnes écoles privées. Aux Etats-Unis la situation était devenue la même: les diplômes des universités d’Etat, gratuites, ne menaient à rien, et un bon diplôme d’une bonne université - évidemment privée – coûtait une fortune, si bien que des amis américains qui ont eu la chance de pouvoir passer par des universités américaines AAA sont effectivement endettés jusqu’à leur mort. Allez alors vous demander si l’ascenseur social grâce à l’Ecole (souvenons-nous: gratuite, obligatoire et laïque) mise en place de manière emblématique par la Troisième République en France et suivie dans le monde entier, pouvait encore fonctionner, et si l’égalité des chances face aux études et face à la vie en général était encore le cas au Royaume Uni et aux Etats-Unis après 1980: bien-sûr que non. - Or le même inégalitarisme et donc en d’autres termes la même destruction des valeurs humaines, humanistes et démocratiques ont été généralisés en Europe non seulement par des gouvernements de droite - ce qui ne peut étonner - mais aussi par des gouvernements “socialistes” (entre guillemets) et “de gauche” (entre guillemets), car en 1983, la 3e année de son premier septennat, le “socialiste” Mitterrand se rallie au marché, dès le début de son 2e septennat le premier ministre Bérégovoy - apparemment amnésique de sa propre biographie - devient néolibéral au même titre que Rocard ou encore Blair en Angleterre ou Schroeder en Allemagne. Qu’à propos de certains ministres “socialistes” du gouvernement luxembourgeois il faut maintenant se poser la question s’ils n’ont pas oublié jusqu’au nom et jusqu’aux valeurs fondamentales de leur parti ne peut dès lors plus étonner.

Mais revenons à mon expérience “européenne” de Bruxelles et à ce qu’il faut bien appeler le “service public européen”, donc les Institutions Européennes de Bruxelles et d’ailleurs. En un an ma maîtrise des trois langues de travail de l’Union Européenne m’avait permis de devenir vice-président de l’Union Syndicale de Bruxelles, donc du syndicat socialiste de fonctionnaires européens, dont le pendant - avec à peu près autant de membres - fut à l’époque la conservatrice FFPE, rangée du côté du PPE, le Parti Populaire Européen. En même temps et par ce poste j’étais devenu membre du Comité Fédéral de l’Union Syndicale, donc du bureau européen de ce même syndicat socialiste qui réunissait toutes les six semaines, à Bruxelles ou à Luxembourg, les délégués de toutes les Institutions Européennes d’Europe, de Thessalonique, Copenhague, Dublin, Vienne, Berlin, La Haye et j’en passe. Je fus en même temps président du ‘Comité Inter Ecoles Européennes’ qui réunit notamment chaque année à Bruxelles et à Noël les délégués de toutes les Ecoles Européennes d’Europe (actuellement 13 écoles dans 7 pays). Aux Ecoles Européennes il n’y eut à l’époque qu’un seul syndicat des professeurs, où 50 % des environ 1000 enseignants détachés étaient inscrits: à savoir donc l’Union Syndicale socialiste; aucun enseignant n’était inscrit à un syndicat conservateur. - On peut dire ainsi que j’assistais pendant les années 1990 en temps réel à l’évolution de ce qu’avaient mis au monde les Traités de Rome de 1957. - Débuta alors dès 1986 ce qui s’annonce maintenant - en 2011 - à Luxembourg: la précarisation du statut des fonctionnaires européens et en fait la liquidation du service public européen. Le CDI à vie était ramené à un contrat de 9 ans, alors que l’on n’avait droit à une retraite qu’à partir d’une durée de service de 10 ans: donc plus de retraite. Les charges patronales en étaient ainsi réduites, et pourtant le patron était l’Union Européenne et non pas Coca Cola ou une quelconque entreprise privée dont le seul mobile est le bénéfice. Il y eut aussi les “évaluations” après 2 et 5 ans et alors à ce moment-là la possibilité de se faire éjecter. L’Union Syndicale (donc le syndicat socialiste de fonctionnaires européens) avait vite compris qu’après les Ecoles Européennes et Eurocontrol - qui n’étaient que des tests - le ‘patron’ allait s’attaquer pour de bon aux plus gros services publics européens, comme p.ex. la Commission, le Parlement, la Cour de Justice etc. Pour la première fois depuis 1958 tous les syndicats des Institutions Européennes se mirent alors d’accord pour descendre dans la rue afin de défendre haut et fort le service public européen: cette journée d’action eut lieu - sous une légère neige qui ne cessa de tomber - le 6 décembre 1995, jour pour jour 16 années avant ce 6 décembre 2011 où je rédige ces quelques lignes. Une délégation - dont je fis partie - put rencontrer le Président de la Commission Européenne, après Jacques Delors depuis peu un certain Jacques Santer. Je lui rappelais que j’étais son compatriote avant de formuler nos griefs: ne pas toucher aux Ecoles Européennes en particulier et au service public européen en général. Le Président compatissant promit de faire usage de son droit de véto, ce qu’il fit, mais tout comme pour le véto du Conseil d’Etat au Grand-Duché l’effet était limité à quelques mois. Le 1er janvier 1996 - après 10 (dix) ans de résistance des concernés et des futures victimes - les “réformes” sont entrées en vigueur. Mais ces “réformes” étaient en réalité des destructions, qui visaient sans doute une Union Européenne qui aurait pu imposer trop de régulation. Le lobbying des entreprises avait donc été efficace.

Dorénavant l’esprit européen avait foutu le camp, on ne venait plus à Bruxelles et “en Europe” pour construire l’Europe, mais - en permanence sur le siège éjectable en raison des “évaluations” et en permanence harcelé et mobbé par les collègues qui convoitaient le poste - on se limita à se remplir au maximum les poches pendant ce temps très court qui était imparti à chacun. A la fin tout le monde avait le dégoût et la rage au ventre, et le travail qu’on avait avant accompli avec enthousiasme donnait maintenant la nausée.

En 2011 quel n’est donc pas mon étonnement quand je vois qu’au Luxembourg les Ministres de l’Education Nationale et de la Fonction Publique s’apprêtent à répéter les mêmes inepties, après l’Union Européenne, après la France, après les Etats-Unis, après l’Argentine, après le Canada, et j’en passe. Oui, l’on sait que depuis longtemps le politique est au service de l’économique, et que pas mal de socialistes ont perdu leur “certificat de naissance” et sont passés dans le camp des patrons et du marché au lieu de pratiquer une politique sociale et socialiste, humaine et humaniste. - A l’Union Syndicale de Bruxelles, au Comité Fédéral de l’Union Syndicale et au Comité Inter Ecoles Européennes j’ai dans les années 1990 travaillé avec d’authentiques socialistes, engagés, courageux, sans arrogance et d’une grande clairvoyance; ils venaient aussi bien du Royaume Uni que de France, du Danemark ou encore de Suède, de la Grèce ou d’Espagne, bref de tous les pays de l’Union Européenne d’alors; la solidarité était sans faille, et la mentalité d’intégration européenne était encore vivante.

Mais qu’est-ce que dois dire si maintenant le gouvernement luxembourgeois veut introduire la concurrence, la guerre de tous contre tous, la haine universalisée, “nach unten treten und von oben treten lassen” (Heinrich Mann, “Der Untertan”), en d’autres termes veut tuer le service public pour mieux le faire fonctionner? Il faut savoir distinguer entre marché et êtres humains, entre état de nature et état de société, entre guerre de tous contre tous et civilisation, entre concurrence et solidarité, entre néolibéralisme prédateur et pervers et donc le “système” d’une part, qui semble “autopoïétique” - donc gonfler tout seul comme un cancer, sans plus aucun contrôle par le “sujet” “moderne” libre et responsable de Descartes à Kant - et d’autre part ce que Habermas appelle l’authentique “monde de la vie”.

J’ai fait mon choix, et je souhaite qu’au moins tous les socialistes du monde fassent leur choix également. Il est étonnant que dans un monde soi-disant “démocratique” (ne sommes-nous pas après 1989?) le tout petit nombre des oligarques internationaux - l’équivalent de la noblesse en France avant 1789 - fasse la pluie et le beau temps sur le globe tout entier, alors que les 95 % de l’humanité - sinon plus - n’ont plus leur mot à dire et doivent subir. Que cela soit le lendemain de 1989 est lamentable et une gifle pour 1789: en deux siècles de “progrès” notamment démocratique nous avons donc réussi à “progresser” jusqu’au retour à l’Ancien Régime; les anciennes classes moyennes qui faisaient la force et la stabilité des pays occidentaux pendant les Trente Glorieuses sont redevenues le Tiers Etat. - Je souhaite qu’au Luxembourg on comprenne que des “réformes” néolibérales ne sont pas des réformes ou des progrès, mais d’énormes reculs, le retour à la barbarie et à la guerre de tous contre tous.
John Wecker
membre du comité enseignement secondaire SEW / OGBL, docteur en philosophie et lettres FUSL Bruxelles, ancien vice-président de l’Union Syndicale de Bruxelles