AVIS JURIDIQUE ,sur la notion de conflit collectif «sectoriel» dans la fonction publique en rapport avec l’ouverture du droit de grève (Journal 4/2012)

11.09.2012

A la demande de l’organisation syndicale SEW/OGBL (« Syndikat fir Erzéiung a Wëssenschaft am OGBL ») je me propose d’examiner la procédure de conciliation actuellement en cours devant la Commission de Conciliation suite à sa saisine par courrier commun adressé le 1er mars 2012 par l’APESS (Association des Professeurs de l’Enseignement secondaire et supérieur du Grand-Duché de Luxembourg) et le SEW/OGBL à Monsieur Etienne SCHMIT, Président de cette Commission.

Cette saisine fait suite à l’échec des négociations avec le ministre de la Fonction Publique, François BILTGEN, lors d’une entrevue des deux syndicats en date du 9 février 2012 avec celui-ci, accompagné de ses collaborateurs et de deux représentants du ministère de l’Education Nationale.

Lors de cette entrevue, le ministre de la Fonction Publique et de la Réforme administrative a en effet refusé toute négociation sur les modalités suivantes de son projet de réforme
  • l’introduction d’une gestion par objectifs dans l’enseignement ;
  • la hiérarchisation et la création de 15 à 20% de postes à responsabilité particulière dans les carrières enseignantes ;
  • une évaluation annuelle et une appréciation à trois moments des carrières enseignantes ;
  • une diminution des indemnités de stage dans l’enseignement secondaire ;
  • la mise en place d’un stage dans l’enseignement fondamental, puisque ce stage ne comporte pas de formation, mais constitue exclusivement un moyen pour réduire le traitement de début de carrière ;
  • la dévalorisation des carrières de l’instituteur de l’enseignement fondamental et du professeur de l’enseignement secondaire et secondaire technique.

Le présent avis juridique porte sur les problèmes soulevés dans le cadre de la procédure de conciliation prévue à l’article 2 (1) de la loi du 16 avril 1979 portant réglementation de la grève dans les services de l’Etat ainsi que sur la légalité d’une éventuelle grève en cas de non-conciliation.

Avant d’approfondir ces deux questions il échet de revenir sur les principes (internationaux, constitutionnels et législatifs) des droits syndicaux et du droit de grève et plus particulièrement en matière de fonction publique.

1. Textes internationaux et européens :



Au niveau des Nations Unies, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels prévoient respectivement le droit d’association y compris syndicale (article 22) pour le premier et le droit syndical et le droit de grève (article 8) pour le second. Ce dernier article 8 prévoit notamment « ….. c] le droit qu’ont les syndicats d’exercer librement leur activité, sans limitations autres que celles qui sont prévues par la loi et qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale de l’ordre public, ou pour protéger les droits et les libertés d’autrui.
d] le droit de grève, exercé conformément aux lois de chaque pays.
2. le présent article n’empêche pas de soumettre à des restrictions légales l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de la fonction publique. »
Aux termes de l’article 4 du PIDESC, les limitations aux droits énoncés ne peuvent toutefois résulter que de la loi « dans la seule mesure compatible avec la nature de ces droits et exclusivement en vue de favoriser le bien-être général dans une société démocratique ».


L’Organisation Internationale du travail (OIT) reconnaît le droit de négociation collective, la liberté syndicale et le droit de grève. Ainsi, la Convention OIT n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical et la Convention OIT n° 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective ont été ratifiées par le Grand-Duché de Luxembourg le 3 mars 1958 et la Convention n° 151 sur les relations de travail dans la fonction publique le 21 mars 2001.

Quant à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, son article 11 dispose que :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. l’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sureté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres de force armée, de la police ou de l’administration de l’Etat ».


La Charte sociale européenne du 18 octobre 1961 a été ratifiée par le Grand-Duché de Luxembourg à l’exception de 3 articles, dont l’article 6.4 concernant le droit de grève, qui est libellé comme suit: « en vue d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties contractantes s’engagent: …… et reconnaissent :
4. le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d’intérêt, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur ».


Dans l’annexe de la Charte sociale, on peut lire que Cet article 31 prévoit que seules sont admises les restrictions prescrites par la loi qui sont nécessaires, dans une société démocratique, pour garantir le respect des droits et des libertés d’autrui ou pour protéger l’ordre public, la sécurité nationale, la santé publique ou les bonnes moeurs et ces restrictions ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. Parmi les 69 articles de la Charte sociale européenne ratifiés et acceptés par le Luxembourg se trouve l’article 6 paragraphes 1 à 3 sur le droit de négociations collectives qui dispose comme suit :
« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties contractantes s’engagent :
1. à favoriser la consultation paritaire entre travailleurs et employeurs ;
2. à promouvoir, lorsque cela est nécessaire et utile, l’institution de procédures de négociations volontaires entre les employeurs ou les organisations d’employeurs, d’une part, et les organisations de travailleurs, d’autre part, en vue de régler les conditions d’emploi par des conventions collectives ;
3. à favoriser l’institution et l’utilisation de procédures appropriées de conciliation et d’arbitrage volontaire pour le règlement des conflits du travail » ;

(4. suit le paragraphe 4 qui n’a pas été accepté par le Luxembourg)

A signaler par ailleurs que notre pays a signé la Charte sociale européenne révisée le 11 février 1998, mais ne l’a pas encore ratifiée. Il a pareillement signé mais pas ratifié le Protocole additionnel à la Charte sociale européenne ni le Protocole portant amendement à la Charte sociale. Il n’a ni signé ni ratifié le Protocole additionnel prévoyant un système de réclamations collectives.

En droit communautaire, l’article 137, paragraphe 5 du traité de Rome exclut l’adoption de règlements ou directives sur le « droit de grève » et le « droit de lock-out », mais a laissé ouverte la voie d’une « réglementation conventionnelle », établie par voie d’accords collectifs de niveau communautaire, et d’une «réglementation jurisprudentielle », établie par la Cour de Justice de l’Union Européenne. Pour autant, le grève n’a pas échappé à l’empire du droit communautaire, ainsi que le montrent les arrêts Viking du 11 décembre 2007 et Laval du 18 décembre 2007 en matière de conciliation du droit de grève avec les libertés économiques proclamées par le traité de Rome: libertés d’établissement dans l’affaire Viking et libertés de prestations de services dans l’affaire Laval. Ces arrêts, vivement contestés par le monde syndical et désapprouvés par le comité des experts de l’OIT, se trouve d’ailleurs en contradiction avec la jurisprudence constante de la Cour Européenne des Droits de l’Homme en matière de grève.

Sous le chapitre IV intitulé « Solidarité », l’article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne (auquel le traité de Lisbonne reconnaît une valeur égale à celle des traités et qui s’applique aux violations attribuées à une institution européenne ou à un Etat membre mettant en oeuvre le droit de l’Union Européenne), proclamée à Strasbourg le 12 décembre 2007, garantit aux travailleurs ou à leurs organisations syndicales le droit de négociation et d’actions collectives, y compris la grève, pour la défense de leurs intérêts.

2. Notre Constitution:



L’article 26 de notre Constitution garantit la liberté d’association, accordant aux travailleurs le droit de se coaliser, sans autorisation préalable et de former des syndicats pour la défense de leurs intérêts. Les libertés syndicales ont été consacrées par la révision constitutionnelle de 1948 (article 11, alinéa 5).

A l’époque, le Conseil d’Etat s’est opposé à ce que le texte en question mentionne expressément le droit de grève dans la Constitution et a même estimé que la garantie spéciale des libertés syndicales était inutile en présence du texte constitutionnel général assurant le droit d’association. Lors de la révision constitutionnelle de 1956, la Constituante a fait une déclaration portant que « la garantie des libertés syndicales ….. comprend le droit à la grève pour la sauvegarde des revendications sociales légitimes de ceux qui travaillent ». C’est cette déclaration de la Constituante qui a été considérée par les Députés comme une invitation plus ou moins solennelle adressée au Gouvernement de préparer un projet de loi réglementant la grève.

La révision constitutionnelle du 29 mars 2007 a finalement inscrit formellement le droit de grève dans la Constitution et son article 11 (4) précise dorénavant que « la loi garantit le droit au travail et l’Etat veille à assurer à chaque citoyen l’exercice de ce droit. La loi garantit les libertés syndicales et organise le droit de grève. »

A signaler qu’à l’heure actuelle, notre Cour Constitutionnelle n’a pas encore été amenée à statuer sur la conformité de la loi du 16 avril 1979 (décrite ci-après) avec les articles 11 (4) et 26 de notre Constitution.

3. Loi nationale du 16 avril 1979:



Traditionnellement, l’impératif de « continuité du service public » a servi de fondement à la prohibition de la grève dans la fonction publique. Avec l’évolution du droit d’association syndicale et des libertés syndicales, cette prohibition s’est progressivement estompée et, suite à la déclaration de la Constituante lors de la révision constitutionnelle de 1956, le législateur a été amené à prendre ses responsabilités pour encadrer le droit de grève, ce qu’il a fait, en ce qui concerne la fonction publique, par la loi du 16 avril 1979 portant règlementation de la grève dans les services de l’Etat et des établissements publics placés sous le contrôle direct de l’Etat.

A part certains fonctionnaires formellement exclus du droit de grève en raison de leur fonction particulière (membres du gouvernement, diplomates en poste à l’étranger, magistrats de l’ordre judiciaire, chefs d’administration, directeurs des établissements d’enseignement et leurs adjoints, personnel des administrations judiciaires et pénitentiaires, membre de la Force Publique, personnel médical et paramédical des services de garde et agents de sécurité notamment), le droit de grève peut être exercé par l’ensemble du personnel de l’Etat et des établissements publics, mais il faut d’abord épuiser les procédures de conciliation et, le cas échéant, de médiation, prévus par la loi. Ce n’est qu’en cas d’échec de ces procédures qu’il peut être recouru à la grève, après notification d’un préavis écrit dix jours avant le déclenchement de la grève. Ce préavis doit émaner de l’organisation ou des organisations syndicales les plus représentatives au sens de la loi et doit indiquer les motifs, le lieu, la date, l’heure du début ainsi que la durée de la grève envisagée.

Certaines formes de grève (grève tournante et grève perlée) sont interdites et les cessations concertées de travail ne peuvent avoir pour but exclusif que la défense des intérêts professionnels, économiques ou sociaux de sorte que la grève « politique » ou « insurrectionnelle » est exclue. La participation à une grève illicite est passible d’amendes et de sanctions disciplinaires, sans préjudice des délits de droit commun (actes de violence contre les personnes, atteinte aux biens et entraves à la liberté du travail notamment) commis le cas échéant lors d’une grève).De tels délits ne sont cependant pas susceptibles de conférer le caractère illicite à une grève régulièrement engagée conformément à la loi du 16 avril 1979.

Par décision du Gouvernement en conseil, les ministres peuvent être autorisés à procéder ou faire procéder à la réquisition de l’ensemble ou d’une partie du personnel d’un service. L’absence de service en raison de la grève entraîne la déduction d’un trentième de la rémunération mensuelle par journée de grève.

4. Litige généralisé ou sectoriel ?



Aux termes de l’article 2 de la loi du 16 avril 1979, les litiges collectifs opposant le personnel de l’Etat et des établissements publics placés sous le contrôle direct de l’Etat (fonctionnaires, stagiaires, employés et auxiliaires) à son employeur doit faire l’objet d’une procédure de conciliation obligatoire devant une commission de conciliation présidée par un magistrat de l’ordre judiciaire et composée paritairement par cinq représentants de l’autorité publique et de cinq représentants de l’organisation et des organisations syndicales dont dépendent les agents en litige.

Son paragraphe 1er dispose comme suit: « ….. Les représentants des organisations syndicales sont désignés par celles-ci, compte tenu des critères suivants :
a) lorsque le litige collectif est généralisé, l’organisation ou les organisations syndicales les plus représentatives sur le plan national pour les secteurs visés par la loi ont le droit de désigner les cinq représentants parmi leurs membres ;
b) lorsque le litige collectif n’est pas généralisé, mais qu’il est limité soit à l’une ou l’autre administration, soit à l’une ou l’autre carrière, l’organisation ou les organisations syndicales les plus représentatives sur le plan national désigneront trois représentants, l’organisation ou les organisations syndicales représentant pour le secteur concerné plus particulièrement les agents en litige, désigneront les deux autres. »


Devant la Commission de Conciliation, le Gouvernement a fait valoir que les revendications syndicales du SEW/OGBL et de l’APESS ne relèveraient pas du litige collectif sectoriel, mais du litige collectif généralisé, étant donné que le point litigieux se limiterait aux quatre grands principes généraux des réformes dans la fonction publique, à savoir la gestion par objectifs, l’appréciation du fonctionnaire, la hiérarchisation de la carrière par majoration d’échelon ainsi que la durée du stage de trois années, avec fixation des indemnités à 80% pendant les deux premières années, et à 90 % au cours de la troisième année. Le SEW/OGBL ainsi que l’APESS refuseraient d’ailleurs de traiter avec la ministre de l’Education nationale et de la Formation professionnelle de la transposition de ces principes dans le secteur de l’enseignement.

Par conséquent, seule la CGFP en sa qualité d’organisation syndicale la plus représentative sur le plan national pour la fonction publique serait en droit, aux termes du prédit article 2, paragraphe 1er, point a), d’introduire, selon les termes du gouvernement, « un litige contre les mesures de réforme générales en question ». Comme toutefois le litige collectif, que la CGFP aurait introduit devant la Commission de conciliation « sur les mêmes questions » (toujours selon le gouvernement), aurait abouti à un accord signé entre le gouvernement et la CGFP, il faudrait encore se poser la question si ce litige ne serait pas irrecevable pour cause de clôture de ce litige.

Dans ses observations écrites du 15 mai 2012, le président de la Commission a émis un avis contraire en estimant qu’il s’agirait d’un conflit sectoriel. Il convient de relever que le président de la Commission, en tant que magistrat de l’ordre judiciaire, est en réalité la seule personne impartiale de cette Commission: la partie gouvernementale espère ne pas devoir affronter les revendications des deux syndicats de l’enseignement après avoir signé un accord avec la CGFP sur les principes fondamentaux de la réforme et la CGFP estime pour des raisons similaires n’avoir aucun intérêt à des négociations au niveau sectoriel entamées par des syndicats «concurrents », tandis que le SEW/OGBL et l’APESS sont bien entendu intéressés à ce que le caractère sectoriel du litige soit reconnu et qu’il donne lieu à une conciliation quant au fond sinon qu’il leur permette de recourir à des actions syndicales plus musclées, y compris la grève.

La CGFP a marqué son désaccord avec les observations du président de la Commission tandis que le SEW/OGBL et l’APESS se sont ralliés à ces observations pour autant qu’ils ont trait au caractère sectoriel du litige collectif en question tout en insistant sur un procès-verbal de non-conciliation dans l’hypothèse où un accord ne serait trouvé devant la Commission.

En ce qui concerne le caractère sectoriel du litige soumis par les deux syndicats à la Commission, je me rallie entièrement aux observations du Président de la Commission. Non seulement les deux organisations demanderesses ne revendiquent-elles aucune représentativité nationale pour parler au nom de tous les fonctionnaires de l’Etat et leurs revendications restent-elles clairement cantonnées au secteur de l’enseignement fondamental et postprimaire, mais encore le secteur de l’enseignement comporte-t-il des particularités que l’on ne retrouve pas dans les autres administrations et qui méritent un traitement dérogatoire par rapport à ce qui a été convenu entre le gouvernement et la CGFP au sujet des autres carrières.

Pour ne citer qu’un exemple de cette particularité, je me permets de renvoyer au rapport de la Commission des Traitements aux membres du gouvernement (p. 880), dans lequel celle-ci a proposé de ne pas hiérarchiser les carrières de l’enseignement dans les termes suivants :
« La majorité des carrières planes de l’Administration générale peuvent … être transformées en des carrières hiérarchisées. Ceci n’est cependant pas le cas pour les carrières de l’enseignement.
[…]
Leur particularité s’explique par le fait que le législateur à l’origine de ce classement ne voulait se fixer sur une hiérarchie dans les différents corps enseignants, les agents étant identiquement classés et leur rémunération ne fluctuant qu’en fonction de l’ancienneté de service, respectivement par l’attribution d’un grade de substitution.
[….]
La Commission désire [….] proposer dans cette optique, compte tenu de la particularité des carrières de l’enseignement, de ne pas les hiérarchiser.»


Pour attribuer un caractère généralisé au litige, tant le gouvernement que la CGFP ont raisonné en ce sens que les deux syndicats demandeurs devraient reconnaître les principes fondamentaux de la réforme du statut des fonctionnaires et ensuite « traiter avec la ministre de l’Education nationale et de la Formation professionnelle de la transposition de ces principes dans le secteur de l’enseignement. »

Le SEW/OGBL ainsi que l’APESS, soucieux de leur crédibilité, n’entendent pas donner suite à ce qui à leurs yeux ne constitue qu’une manoeuvre politicienne pour bloquer les négociations et éviter d’aborder le fond du litige collectif. Pourquoi en effet reconnaître certains principes applicables au commun des fonctionnaires tout en en refusant l’application au secteur dont ils défendent les intérêts ? Ils n’auraient d’ailleurs aucun mandat pour parler au nom de l’ensemble des fonctionnaires et n’entendent s’occuper que de leurs membres pour lesquels ils veulent négocier une suppression pure et simple sinon l’aménagement de certains principes qui s’accordent mal avec les particularités du secteur qu’ils représentent.

Pour corroborer le caractère non-sectoriel du litige, la CGFP est allée chercher dans les commentaires que la Chambre des Fonctionnaires et Employés publics avait faits en avisant le projet de loi n° 1726 ayant abouti à la loi du 16 avril 1979 portant réglementation de la grève dans les services publics. Cette Chambre y avait fait état des « affaires d’intérêt général » pour caractériser les conflits généralisés, mais cette dénomination n’a pas été acceptée par le législateur et ne se retrouve nulle part dans les textes votés par la Chambre des députés. Ce renvoi à l’avis de la Chambre des Fonctionnaires et Employés Publics n’est dès lors d’aucune pertinence.

Il en va de même, a fortiori, de la définition contenue dans l’avant-projet de loi déposé fin juillet 2012 et destiné à modifier la loi du 16 avril 1979 portant réglementation de la grève dans les services de l’Etat, qui n’est pas encore en vigueur et qui n’a de toutes façons d’éclairer les problèmes qui nous occupent actuellement.

Il ne saurait partant y avoir de doute sérieux sur la nature exacte du litige pendant actuellement devant la Commission de Conciliation: il s’agit d’un litige collectif non-généralisé au sens de l’article 2 (1) point b) de la loi du 16 avril 1979, qui est limité aux carrières de l’instituteur de l’enseignement fondamental et du professeur de l’enseignement postprimaire de sorte que la Commission de Conciliation est valablement composée par le SEW/OGB-L et l’APESS en tant qu’organisations syndicales représentant pour le secteur de l’enseignement plus particulièrement les agents en litige.

A signaler par ailleurs que la représentativité des deux syndicats pour les secteurs concernés de l’enseignement fondamental et de l’enseignement postprimaire a été formellement reconnue par le gouvernement et n’a pas non plus été contestée par la CGFP. Une telle contestation n’aurait d’ailleurs pas été de mise en présence des résultats obtenus par les deux syndicats sectoriels lors des dernières élections professionnelles.

5. Attributions de la Commission de Conciliation:



Se pose alors la question des attributions de la Commission de Conciliation dans l’hypothèse ou un accord ne saurait être trouvé sur le caractère généralisé ou limité (sectoriel) du litige soumis à conciliation.

Dans son avis du 25 novembre 1975 sur le projet de loi n° 1726 portant réglementation de la grève dans les services publics, la Chambre des Fonctionnaires et Employés publics avait déjà insisté afin que la procédure devant la Commission de Conciliation et le médiateur soit fixée par un règlement grand-ducal alors que le gouvernement n’a prévu qu’une simple faculté de fixer par règlement grand-ducal cette procédure, en estimant qu’ « il n’est [---] peut-être pas nécessaire d’établir des règles rigides en cette matière » (commentaires du nouveau texte gouvernemental de septembre 1975). Jusqu’à présent, aucun règlement n’a été édicté en la matière de sorte qu’il faudra s’en tenir à la loi du 16 avril 1979 portant réglementation de la grève dans les services de l’Etat pour connaître les attributions de la Commission de Conciliation, qui sont d’interprétation stricte pour encadrer un droit garanti par notre Constitution.

Or, force nous est de constater que la mission de cette Commission, comme son nom l’indique, consiste à concilier les parties antagonistes, ainsi qu’à leur proposer des solutions pour arriver à un rapprochement des points de vue et le cas échéant à une conciliation. Nulle part, il n’est question de se prononcer sur la recevabilité d’une demande en conciliation ou de procéder par vote sur un pareil problème procédural. Aucune voie de recours n’est d’ailleurs prévue en la matière et cela est tout à fait normal dans la mesure où la Commission de Conciliation n’est pas habilitée à prendre des décisions: elle doit chercher à aboutir à une conciliation amiable entre les parties antagonistes sinon il ne lui reste qu’à constater l’échec de la procédure de conciliation par la rédaction du procès-verbal de non conciliation.

Soit dit en passant que la loi du 16 avril 1979 ne fait pas état d’un procès-verbal de non-conciliation à dresser par la Commission de Conciliation, encore que la rédaction d’un tel procès-verbal de non-conciliation semble être une pratique courante en cas d’échec de la procédure de conciliation. Il serait dès lors parfaitement concevable, en l’absence d’un tel procès-verbal, de prouver l’échec de la procédure de conciliation par tout autre mode de preuve tel le témoignage d’un ou de plusieurs membres de la Commission.

6. Grève illicite ?



Reste à examiner l’hypothèse où la Commission refuserait par impossible d’établir un procès-verbal de non-conciliation ou qu’elle soit amenée à constater qu’en présence du désaccord d’une partie de ses membres sur le caractère sectoriel du litige collectif en question, celui-ci ne serait pas valablement engagé et serait partant irrecevable.

Quelles en seraient les conséquences sur les libertés syndicales et le droit de grève garanties tant par divers traités internationaux ou communautaires (cf. point 1) que par notre Constitution (cf. point 2) ? Quid en cas de sanctions disciplinaires ou autres ?

L’absence de procès-verbal de non-conciliation respectivement l’établissement d’un constat d’irrecevabilité serait à mon avis insuffisants pour rendre ipso facto illicite une grève décrétée dans ces circonstances. Non seulement le SEW/OGBL et l’APESS et les grévistes peuvent-ils faire valoir qu’il y a eu « échec de la procédure de conciliation » au sens de l’article 3 de la loi du 16 avril 1979, mais encore pourraient-ils faire valoir ultérieurement en justice (en cas de sanctions disciplinaires ou amendes du chef de grève illicite) qu’ils ont tout fait pour amener le gouvernement à négocier et que le litige était bien d’ordre sectoriel et limité à l’enseignement fondamental et postprimaire.

Le cas échéant, la Cour Constitutionnelle voire la Cour des Droits de l’Homme de Strasbourg devraient-ils trancher la question de savoir si la procédure prévue par la loi du 16 avril 1979, telle qu’elle aura été appliquée en l’espèce, est de nature à garantir de manière adéquate et proportionnée les libertés syndicales et le droit de grève garantis par notre Constitution et l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

La finalité de la loi du 16 avril 1979 est de réglementer, c’est-à-dire d’organiser la grève dans les services publics, et non de l’interdire. En l’occurrence, une déclaration d’irrecevabilité ou l’absence de procès-verbal de non-conciliation, interprétée comme faisant obstacle au droit de grève, aboutirait à créer éventuellement un obstacle insurmontable au déclenchement de la grève alors pourtant que des organisations syndicales reconnues comme représentatives du secteur concerné (et dont l’une est pour le surplus affiliée à l’organisation la plus représentative sur le plan national dans le secteur privé) ont fait toutes les diligences requises pour respecter les procédures prévues par le législateur comme préalable à une grève dans la fonction publique.

Selon les auteurs VAN DIJK et VAN HOOF, les limitations aux modalités d’exercice du droit de grève des agents publics doivent être appréciées à l’aune du critère de la « nécessité dans une société démocratique » qui sous-tend la Convention toute entière (p. 328). D’après les auteurs Jacques VELU et Rusen ERGEC (Convention européenne des droits de l’Homme, Rép. pratique du droit belge, complément, tome VII, p. 382), le texte de l’article 11 parle en effet de droits, ce qui exclut des atteintes à la substance du droit et permet l’application du principe de la proportionnalité pour juger de la « légitimité » de la restriction.

Dans ce même contexte, je me permets encore de citer mes confrères, Maîtres Guy CASTEGNARO et Nadège ARCENGER (Le droit de grève au Luxembourg, Cahiers du droit luxembourgeois 10, mai 2010, édition legitech, p. 15) :
« Dans son arrêt du 12 novembre 2008 (CEDH, 12 novembre 2008, Demir El Baykarab c/Turquie), la CEDH avait ainsi clairement rappelé que « des restrictions légitimes peuvent être imposées à l’exercice des droits syndicaux par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. Cependant, il faut aussi tenir compte de ce que les exceptions visées à l’article 11 appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association. »
La restriction incriminée doit correspondre à un «besoin social impérieux», elle doit en outre être proportionnée au but poursuivi et les motifs invoqués par les autorités nationales pour les justifier doivent être pertinents et suffisants.
Ainsi, en application de la jurisprudence de la CEDH, les limites potentielles apportées au droit de grève doivent être évaluées au cas par cas au regard de leur justification, finalité et proportionnalité au but poursuivi. »


Il me semble que notre réglementation du droit de grève, analysée par rapport à ces critères de la Cour de Strasbourg, laisse beaucoup à désirer et qu’une déclaration d’irrecevabilité respectivement une absence de constat de non-conciliation de la part de la Commission de Conciliation dans les circonstances telles que décrites ci-avant ne saurait avoir pour conséquence de faire déclarer illicite la grève qui s’en suivrait, sous peine de constituer une entrave inadmissible au droit de grève.

Pour terminer, il ne faut cependant pas oublier que toute grève constitue d’abord une épreuve de force et que son résultat dépendra exclusivement du rapport des forces en présence. Les employeurs, et le gouvernement en l’occurrence ne fait pas exception à la règle, essaieront toujours tout, y compris l’intimidation, pour éviter des négociations incommodes. D’après le professeur Jacky CHORIN de l’Université de Paris I (La grève dans les services publics - Quelques questions d’actualité, Droit Social, juin 2003 pp. 567 et ss) certains employeurs attendent purement et simplement la grève pour mesurer le niveau de combativité des salariés et entamer enfin sérieusement des négociations. Mais, d’après le même auteur, « la meilleure garantie de rapports sociaux plus apaisés passe d’abord par la volonté réelle de négocier. » C’est cette volonté de négocier qui fait défaut au gouvernement luxembourgeois et il n’existe malheureusement pas 36 solutions pour l’y forcer.

Luxembourg, le 11 septembre 2012.
Guy THOMAS