La folie évaluation : Patrick Arendt (Journal 4/2012)

La folie évaluation1
- « Tous les employés du secteur privé se font évaluer. Il est donc naturel et indispensable que les fonctionnaires soient évalués à leur tour ». 1
- « Les enseignants évaluent constamment les élèves, il faut bien qu’ils acceptent d’être évalués eux aussi ».
Voici des déclarations de l’opinion publique auxquelles les enseignants se voient confrontés régulièrement.
Entretemps le ministre de la Fonction publique a renvoyé la balle dans le champ de la ministre de l’Education nationale qui vient de déclarer que les enseignants ne devront s’attendre qu’à une évaluation « light ».
Vu ces arguments à première vue irréfutables, les syndicats auraient-ils tort de s’opposer aussi farouchement à une évaluation ?
Meilleur rapport coût-efficacité ?
Le principe de l’évaluation consiste à oeuvrer pour optimiser le rapport coût-efficacité2: ce principe de l’économie du marché est appelé à trouver son introduction dans l’Education nationale. Peut-on le refuser ? L’évaluation est au service d’une optimisation de la qualité de l’école et cherche ainsi à obtenir une meilleure rentabilité des deniers publics. Elle repose cependant sur une logique des techniques de management dont les conséquences sont pires que les bénéfices attendus.
Une des conséquences les plus manifestes de l’évaluation est paradoxale : En détournant à son profit un temps et une énergie considérable des enseignants, la qualité de leur enseignement risque d’en souffrir. Il s’en suit une perte de «productivité ».3.
L’évaluation a besoin d’un nombre toujours croissant d’experts à l’image de l’Agence qualité qui s’occupe des PRS dans l’enseignement fondamental.
Avec le temps la bureaucratie va s’accroître, la paperasserie va augmenter, l’activité évaluative est toujours portée à s’emballer2. Elle demande une préévaluation par des objectifs à fixer, elle appelle à l’autoévaluation, elle ne va pas tarder à créer des évaluateurs des évaluateurs et elle va se faire dans la fréquence prévue dans le projet de loi.
Cette évaluation va en conséquence s’avérer très coûteuse. Comme on nous a promis que la réforme de la Fonction publique va rester neutre au niveau de la masse salariale, ce seront donc tous les fonctionnaires qui vont porter les énormes frais.
Objectivité scientifique ?
L’évaluation des acteurs de l’enseignement ne peut être objective, tout le monde l’admet. Elle dépendra du choix méthodologique. Or, les grilles qui nous sont proposées font miroiter une certaine objectivité scientifique qui, et nous l’avons montré lors de nos réunions d’information, n’ont aucun rapport avec le travail de base de l’enseignant.
Outre l’aggravation de la charge de travail, l’évaluation, même positive dans la plupart des cas, suscite une désorganisation foncière2, elle fait toujours apparaître le travail fourni par les enseignants comme inaccompli par rapport à une performance optimale. Les enseignants savent très bien qu’on pourrait, à condition de se voir en possession d’une énergie et de temps illimités, faire davantage pour la réussite des élèves. Or, l’enseignant se retrouve souvent dans la situation très difficile de devoir opérer un choix. L’évaluation incite à un remaniement permanent des tâches à évaluer. Elle génère un idéal inaccessible2 à tout enseignant. L’évaluation entraîne une instabilité et une tension constantes2.
Meilleure rentabilité ?
Suivant le principe du moindre coût pour une efficacité maximale, l’enseignant, évalué par son output, c’est-à-dire les résultats scolaires ainsi que les degrés de satisfaction des parents et des élèves, se voit obligé d’aller à la recherche d’un « rendement maximal ». Il va vite devoir se rendre compte quels sont ses « investissements « rentables. Faut-il consacrer ses énergies plutôt aux élèves faibles, ce qui risque de ne pas augmenter de façon trop visible les scores des épreuves standardisées ou ne vaut-il pas mieux d »investir » dans les élèves forts qui avanceront encore plus rapidement et augmenteront d’une façon plus nette les résultats globaux de la classe. En même temps, l’enseignant aura dans ce cas de figure répondu aux exigences des parents, qui appartiennent souvent à la classe mieux instruite et qui auront leur mot à dire dans l’évaluation des enseignants.
Concurrence
L’évaluation est sans cesse ségrégative: elle produit des classements d’enseignants, elle en désigne les meilleurs et stigmatise au moins implicitement tous les autres2. Elle instaure une compétition permanente au sein du corps enseignant. Elle transforme les enseignants en concurrents et rivaux potentiels dans leur quête d’une bonne évaluation et des postes à responsabilité particulière. Et ceci précisément à une époque où la ministre de l’Education nationale ne cesse, et ceci à juste titre, de prôner le travail en équipe et encourage les équipes pédagogiques. Il est impossible pour les enseignants de fournir un bon travail en équipe, s’ils sont amenés à se considérer comme concurrents. C’est d’ailleurs précisément la raison pour laquelle le législateur a instauré à l’époque la carrière plane pour le secteur de l’Education. Et bien entendu que l’évaluation va miner la conscience syndicale. Qui osera afficher son appartenance et sa collaboration au sein du comité d’un syndicat qui émet des avis critiques alors qu’une évaluation de la part de son supérieur hiérarchique est imminente ?
Suspicion
Le coût de l’évaluation est lourd: non seulement celle-ci accroît les charges de travail de l’évalué et lui demande de faire toujours plus, mais elle est aussi fondamentalement suspicieuse envers lui2. Les activités des enseignants ont toujours fait l’objet d’une évaluation sur la voie publique. L’autorité accordée à l’institution école donnait une confiance à priori à la qualité des établissements et de leurs acteurs. Or l’évaluation prévue dans le projet de loi retire cette confiance aux enseignants. Elle instaure une surveillance avec une suspicion foncière inhérente à son fonctionnement. C’est l’enseignant qui devra fixer des objectifs et prouver par la suite son succès personnel. Il est fort probable que les objectifs que les écoles et les enseignants devront choisir pour se démarquer de leurs «concurrents», ne contribueront pas au succès scolaire de tous les élèves. Bien au contraire, ils risquent d’user l’énergie et le temps des enseignants au détriment du temps consacré aux élèves qui en auraient le plus besoin. Il semble que personne n’ait le droit de remettre en question cette évaluation, issue du discours néo-managériale. Or ce principe ne se soumet pas à une éthique professionnelle. Au lieu d’encourager la coopération des acteurs, le Gouvernement semble actuellement avoir choisi de surveiller et de punir ses fonctionnaires.
Intériorisation: obtenir le consentement des acteurs
Les effets néfastes de ces principes d’évaluation étant largement connus, par le fait qu’ils ont été introduits dans l’autres pays, la question se pose pourquoi on n’évalue pas l’évaluation elle-même.
Pourquoi ne la remet-on pas en question ?
Or Jacques Alain-Miller souligne qu’en ce qui concerne l’évaluation, l’objectif principal n’est pas d’améliorer la qualité du travail, mais d’obtenir le consentement des acteurs. On constate que le ministre de la Fonction publique et surtout la ministre de l’Education nationale font tout pour amener les enseignants à se prêter à l’évaluation, en tant qu’évalués ou en tant qu’évaluateurs.
Elle est même d’accord à faire toutes sortes de concessions sur les procédures de l’évaluation. Le plus important, dans un premier temps, c’est que les enseignants consentent à l’évaluation. Consentir à être évalué est beaucoup plus important que l’opération d’évaluation elle-même. Disons même: l’opération, c’est d’obtenir votre consentement à l’opération… […] L’évaluation est la recherche méthodologique, inlassable, extrêmement maligne, du consentement de l’autre.4
Les enseignants vont percevoir leur travail et leur engagement à travers les objectifs et les principes véhiculés par les grilles d’évaluation. Des notions de productivité et de concurrence doivent être intériorisées et transmises par les enseignants. L’évaluation méthodologique se révèle être une pierre angulaire d’une idéologie pernicieuse, élaborée pour accélérer la transformation de notre une société en une collectivité déterminée par les principes néolibéraux de la concurrence, de la productivité et, en fin de compte, de la marchandisation du système scolaire.
Doit-on s’étonner dès lors que le SEW/OGBL refuse d’adhérer à des principes qui à moyen terme représentent un danger imminent pour l’école publique et à long terme pour notre société ?
Président du SEW/OGBL
11 d’après: A. Abelhauser, R. Gori, M.-J. Sauret, « La folie Evaluation » Les nouvelles fabriques de la servitudes, 2011, Mille et une nuit.
2 1er chapitre: Jean-claude Maleval L’évaluation pernicieuse Chapitre 1.
3 Jacques-Alain Miller, « Arrêtons de noter tout le monde ! »,
4 Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ? Entretiens sur une machine d’imposture, Paris, Grasset, 2004.