Interview avec Nico Hirtt, menée par Tom Wenandy

Interview avec Nico Hirtt, menée par Tom Wenandy (Tageblatt)
Le concept des compétences connaît – vous l’écrivez en introduction de votre article «L’approche par compétence: une mystification pédagogique» – un succès planétaire...
Le succès du concept de compétence provient d’une réputation acquise dans les domaines de la formation professionnelle et de l’apprentissage tout au long de la vie. Sur des marchés du travail caractérisés par une rotation rapide de la main d’oeuvre, la vieille notion de qualification – ensemble bien défini de savoirs et de savoirs-faire – est perçue comme une approche trop rigide, donc obsolète, de la relation entre formation et emploi. La notion de compétence – au sens «moderne», comme capacité de mobiliser des savoirs nouveaux dans des situations inédites – s’avance comme une alternative plus souple et plus adéquate. Pour ma part, j’ignore quelle est l’efficacité réelle de ce concept dans le domaine de la formation en entreprises. Je m’interroge. Ce que l’on gagne en flexibilité, ne le perd-on pas en maîtrise et en rigueur? Mais je ne ne me prononce pas sur ce point que je n’ai pas étudié. En revanche, je suis persuadé que la transposition de cette vision des compétences issue du monde économique et professionnel vers l’enseignement primaire et secondaire est extrêmement dangereuse.
Est-ce que vous croyez que le concept est mauvais en soi, ou est-il juste mauvais parce qu’il serait «utilisé» par une «économie capitaliste en crise»?
Si une orientation pédagogique servant les intérêts des entreprises se trouve aller dans le sens d’une démocratisation de l’enseignement et d’une vision émancipatrice de l’éducation, il n’y aucune raison de la rejeter. Une telle situation existait par exemple durant les années 50, 60 et début 70, les «Trente Glorieuses», lorsque l’élévation générale et rapide des niveaux de formation requis par les marchés du travail provoqua une massification extraordinaire de l’accès à l’enseignement secondaire et, dans une moindre mesure, à l’enseignement supérieur. Les initiatives de type «compréhensive school» qui fleurirent alors en Europe ont permis, au moins dans une certaine mesure, de concilier des aspirations progressistes du mouvement ouvrier avec les attentes des employeurs. Aujourd’hui la situation est toute différente. Ce que réclame le monde économique, ce n’est plus une massification de l’enseignement, encore moins sa démocratisation. Le discours n’est plus: investissez dans l’école, mais bien: rationalisez l’enseignement, contraignez-le, par le jeu de la concurrence entre écoles, par des techniques de management importées du secteur privé et par des objectifs formulés en termes de compétences, de nous fournir à moindre coût les travailleurs diversifiés, flexibles, adaptables que réclame notre compétitivité.
Qu’est-ce que vous reprochez au concept de compétence? Quelles sont selon vous les inconvénients, les risques d’une telle approche?
Le problème majeur c’est que l’approche par compétences réduit le savoir au rang d’instrument. Les programmes basés sur cette vision affirment que les connaissances, la maîtrise de concepts théoriques ou les savoirs-faire pratiques ne doivent plus être, en soi, des objectifs d’apprentissage. Seule compte la capacité de l’élève de mobiliser ces «outils» dans des situations inédites. Par exemple, en Belgique francophone, les référentiels du cours d’histoire disent explicitement que «la construction progressive d’un cadre de référence et d’une vision organisée de l’histoire ne constitue (plus) un objet d’évaluation». Seules comptent les compétences comme «sélectionner des renseignements utiles», «analyser et critiquer des sources», «organiser une synthèse», «mener à bien une stratégie de communication sur un sujet historique»… Bien sûr, il est impossible d’atteindre ou d’exercer de telles compétences sans également maîtriser des savoirs. Mais lesquels? D’un élève à l’autre, d’un professeur à l’autre, d’un établissement à l’autre, ils seront extrêmement différents. Et ce qui va déterminer ces différences, c’est notamment le bagage de connaissances avec lequel les élèves arrivent à l’école, bagage acquis dans leur milieu familial, donc fortement lié à leur origine sociale. L’approche par compétences est ainsi fortement génératrice d’inégalité. De plus elle conduit à abandonner l’idée, à mes yeux cruciale, de formuler un corpus commun de culture citoyenne.
Mais l’un des buts de l’enseignement par compétences n’est-il pas justement d’inciter l’élève à «intégrer» l’ensemble de ses connaissances dans une réflexion globale et de «former» ainsi des élèves critiques et responsables?
L’approche par compétences affiche effectivement cette prétention, mais de façon selon moi totalement infondée. Premièrement, pour intégrer des savoirs, il faut d’abord les maîtriser. Or, l’approche par compétences, non contente de laisser dans le vague la nature des connaissances à transmettre, ne répond en aucune manière à la question de la façon de faire accéder l’apprenant à la connaissance, à la compréhension, à la maîtrise théorique. D’autre part, je m’inscris en faux contre une vision aujourd’hui fort à la mode qui consiste à considérer que l’on dispose d’un esprit critique à partir du moment où l’on parvient à formuler un avis sur tout, en particulier sur ce que l’on ne connaît ou ne maîtrise pas. Doter les futurs citoyens de la capacité d’être critiques et de prendre leurs responsabilités dans un monde de plus en plus complexe, cela signifie d’abord les armer des connaissances qui donnent force pour comprendre ce monde dans toutes ses dimensions: économique, historique, culturelle, technologique, religieuse, scientifique,… Et cela, ça passe forcément par des savoirs. Une enquête récente a montré qu’en Belgique, à la fin de l’enseignement secondaire, plus d’un élève sur quatre ignore que le Congo a été une colonie belge; un sur deux ignore que les Noirs d’Amérique du Nord sont des descendants d’esclaves. Dans ces conditions, que peut bien signifier une compétence comme «mener à bien une communication sur un sujet historique», sinon du vent?
Quelle est selon vous le mode d’enseignement optimal? Le mode d’enseignement qui permet à l’étudiant de faire face aux exigences d’une société moderne, une société telle que nous la connaissons aujourd’hui et telle que nous la connaîtrons demain?
La première question n’est pas de savoir quel est le moyen de réaliser un bon enseignement, mais de définir ce que l’on entend par là. Qu’est-ce qu’un bon enseignement? Cette question-là n’est pas du domaine de la science pédagogique, mais relève du choix politique. Pour reprendre la formulation de votre question, qu’entend-on par «permettre à l’étudiant de faire face aux exigences de la société» ? Etre capable de s’y adapter au mieux? Ou être capable de comprendre, de transformer cette société, d’y résister si nécessaire? Devons nous produire des travailleurs flexibles, des consommateurs adaptables, qui se couleront sans rechigner dans le moule de «l’innovation» et de la vision technocratique dominante de la modernité? Ou devons nous, avant tout, doter les jeunes des outils intellectuels de la critique. Dans le premier cas, la réponse conduit aujourd’hui à privilégier la compétence et à considérer le choix des savoirs comme une question secondaire. Dans le deuxième cas, elle conduit au contraire à réfléchir sur la nature des savoirs potentiellement porteurs d’émancipation et sur la meilleure façon de les faire acquérir.