La goutte qui fait déborder le vase

La goutte qui fait déborder le vase
Le projet de loi 7001 déposé à la Chambre des députés depuis le 8 juin 2016 vise à augmenter la tâche des enseignants de l’enseignement fondamental de 8 heures de travail annuelles en formation continue et tout porte à penser que le ministre la fera passer comme une lettre à la poste, vu l’accord du SNE et un avis du Conseil d’Etat qui « n’a pas d’observation à formuler quant au fond ».
Qui oserait dans pareil cas s’opposer à cette augmentation de la tâche des enseignants ?
Et pourtant, il faut constater que cette augmentation constante de la tâche des enseignants du fondamental est un parfait non-sens et ne peut que nuire à la qualité de l’enseignement.
Des enseignants stressés courant d’une réunion à une autre tout en essayant de corriger les devoirs de leurs élèves et de préparer leurs cours ont du mal à donner à leurs élèves le goût de la culture et du savoir et à leur accorder la patience dont ils ontbesoin pour surmonter les difficultés qu’ils éprouvent dans un monde de plus en plus complexe et difficile à comprendre.
L’exercice de ce métier, que Freud compte parmi les métiers impossibles qui ne se pratiquent qu’en permettant aux réflexions de l’après-coup d’éclairer une pratique qui doit donner des réponses à des situations souvent déconcertantes, défie en effet toutes les routines. Même si l’on parle beaucoup de nos jours du praticien réflexif, on n’a jamais eu moins de chances de le rencontrer en pratique qu’aujourd’hui où les agendas débordent et où l’on prend de moins en moins le temps pour comprendre le monde dans lequel on vit.
Un enseignant qui n’a plus le temps de s’informer de l’actualité et de réfléchir aux besoins de ses élèves n’a plus les moyens d’ouvrir les jeunes à la culture et au désir d’intervenir dans le monde.
Or, depuis que la tâche de l’enseignant du fondamental a été fixée dans la loi scolaire de 2009 elle ne cesse d’interférer avec l’exercice serein de la profession.
Que s’est-il passé ?
En 2009, la nouvelle loi scolaire a introduit tout un tas de règlementations nouvelles plus formelles et plus bureaucratiques. En même temps les instituteurs qui étaient toujours classés dans la carrière moyenne étaient en passe de devenir de purs exécutants recevant des injonctions souvent contradictoires de divers spécialistes.
Les syndicats des enseignants se sont alors concertés pour exiger le reclassement de l’instituteur dans la carrière supérieure afin de lui donner à la fois une reconnaissance matérielle, mais également un pouvoir de décision sur son agir.
Les responsables politiques ont à ce moment exigé une définition plus exigeante de la tâche qui s’est traduite non seulement par une plus grande formalisation des différentes activités de l’enseignant mais encore par une augmentation claire et nette à travers les 54 leçons d’appui pédagogique certes contrebalancées en partie par des décharges pour ancienneté plus généreuses. Cependant, si les syndicats des enseignants avaient assez rapidement concédé les 124 heures annuelles dans l’intérêt des élèves et qui regroupaient les concertations, les consultations pour parents, le travail administratif et la formation continue, c’est parce qu’ils savaient que dans la pratique chaque enseignant tant soit peu sérieux les réalisait de toute façon. Ils savaient bien que l’enseignant n’avait pas besoin de justifier son occupation du temps car chaque leçon devant être préparée et évaluée, une leçon valait bien deux heures de travail, ce que les autorités ont d’ailleurs bien compris également lorsqu’elles accordent des décharges du temps d’enseignement. Ainsi, l’enseignant du fondamental en vient au même volume d’heures de travail annuelles prestées que n’importe quel employé du secteur public ou privé.
Les 54 leçons d’appui pédagogique étaient une surcharge qui a été imposée par le gouvernement en contrepartie du reclassement de la carrière. Or, depuis l’introduction de la nouvelle loi scolaire de 2009, les exigences de certains membres de la hiérarchie scolaire exigeant des rapports sur chaque concertation et définissant de façon restreinte les activités de l’appui pédagogique, parallèlement à l’augmentation des effectifs de classe et une population scolaire de plus en plus hétérogène avec un accroissement constant des élèves à besoins spécifiques, alourdissent la tâche des enseignants d’année en année. Si en 2009, la tâche administrative d’un enseignant a été fixée d’un commun accord à 18 heures annuelles, ce qui était réaliste avant la nouvelle loi scolaire, depuis ces 18 heures ne suffisent même plus à lire toute la correspondance professionnelle qu’un enseignant reçoit de nos jours et dont la lecture dépasse bien souvent les 5 minutes par jour, alors qu’il faut encore y répondre, sans parler de l’évaluation des compétences qui prend de plus en plus de temps, de la rédaction des plans de prise en charge, des formulaires de sollicitation, de la correspondance avec les parents d’élèves et les foyers scolaires respectivement maisons relais et j’en passe.
Ce travail administratif absorbant de plus en plus d’énergie détourne l’attention des enseignants de leur mission principale. Ainsi, le temps consacré à la préparation des cours, la correction des travaux des élèves et le feedback qui leur est donné, rétrécit comme peau de chagrin.
En augmentant le temps de formation continue du simple au double, on demande aux enseignants de planifier ces activités dans leur emploi du temps, car seuls comptent les temps de formation passés avec un formateur accrédité. La lecture de livres ou de revues spécialisées ou la discussion approfondie d’un sujet avec des collègues de travail sont des activités qui ne sont évidemment pas prises en compte, car elles ne peuvent être accréditées.
Cette infantilisation de l’enseignant, cet enfermement dans un carcan de contraintes formelles est en contradiction flagrante avec les discours sur le praticien réflexif et l’autonomie des écoles.
On peut se demander si les responsables politiques qui élaborent ces lois et ces règlements et ceux qui les votent réfléchissent vraiment aux conséquences de ce qu’ils font.
Mais comme ces derniers temps, la politique a tendance à privilégier les questions de coût, l’argument pour ne pas voter ce projet de loi pourrait provenir d’une petite réflexion sur la fiche financière qui stipule que le projet n’a pas d’impact financier. Faut-il comprendre que tous les formateurs qui organiseront ces formations dont le nombre d’heures a été dédoublé travailleront à titre gratuit ? Ne faudrait-il pas aborder la question du coût un peu plus sérieusement ?
