La politique éducative européenne à l’échelle du modèle scolaire luxembourgeois

02.11.2014

La politique éducative européenne à l’échelle du modèle scolaire luxembourgeois

Ben  si  l’école  ça  rendait 
Les hommes libres et égaux

L’gouvernement   décid’rait

Qu’  c’est  pas  bon  pour  les  marmots  !

 Si tu penses un peu comme moi 
Alors dis  :  «  Halte  à  tout  !  » 
Et maint’nant, Papa,

C’est  quand  qu’on  va  où  ?
 
Renaud

 

En Europe, depuis la mise en route, en mars 2000, de la stratégie de Lisbonne, le savoir est considéré comme la principale matière première et source de compétitivité dans la guerre économique mondialisée. Même si chaque pays garde, en principe, la maîtrise de sa propre organisation scolaire, une politique européenne, voire mondiale s’élabore dans les commissions et réunions de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dans les rapports de la Commission européenne et de la Banque mondiale. A quelques variantes près, les mêmes lignes stratégiques s’appliquent peu à peu, dans la plupart des pays, avec les mêmes arguments, les mêmes schémas de pensée, les mêmes « évidences », et ce avec la participation active des gouvernements nationaux1.

 

Voici, à travers quelques exemples concrets, comment cette politique néolibérale, qui réduira l’école à un simple « producteur de compétences et de capital humain », trouve, lentement mais sûrement, sa place dans le système scolaire luxembourgeois.

L’actuelle politique éducative au niveau européen2

La nouvelle « école en Europe » n’est plus celle de l’humanisme, ni celle de la science, ni celle de la formation des citoyens. C’est l’école du grand marché  européen, c’est l’école délibérément en phase avec la flexibilité de l’emploi, c’est l’école elle-même organisée comme un marché, soumise à la norme générale de l’employabilité. La production de capital humain devient la nouvelle norme politique, la plupart du temps en contradiction avec les cultures de l’école et les conceptions de la connaissance disciplinaire considérées comme obsolètes par le discours dominant.

 
pol_1.jpg

L’application de cette politique au niveau luxembourgeois

La réforme de la formation professionnelle montre le mieux à quel point cette politique est résolument appliquée au Luxembourg. Abandon de pans entiers de culture générale, abandon de l’enseignement interdisciplinaire au profit de modules statiques, déplacement massif de la formation du lycée vers l’entreprise. Et la prochaine réforme de l’ES et de l’EST, sauf opposition massive du corps enseignant, verra une limitation substantielle des branches à fort apport de culture générale au profit de branches plus en phase avec le monde professionnel.

fleche_gauche.jpg


fleche_droite.jpg

L’actuelle politique éducative au niveau européen

Ont été systématiquement exploités les mécontentements et les frustrations à l’égard d’une école qui n’a pas tenu ses promesses d’ « égalité des chances ». Les critiques, très légitimes, portées contre une école inégalitaire ont permis de justifier des réformes qui, tout en continuant de se réclamer de l’ « école pour tous », ont en réalité détourné cette aspiration vers des objectifs plus soucieux des contraintes économiques que de l’égalité réelle des conditions d’apprentissage

L’application de cette politique au niveau luxembourgeois

Que de fois l’ancienne Ministre de l’Education nationale, Madame Delvaux, n’a-t-elle proclamé que l’égalité des chances de toutes et de tous, qu’importe leur origine, était en défaut dans le système scolaire luxembourgeois et qu’il fallait d’urgence y remédier. Mais sur le terrain, malgré, et peut-être même suite aux différentes réformes entamées, on n’observe malheureusement aucune amélioration notable vers une plus grande égalité des chances.

Tout au contraire : jamais auparavant aussi peu d’élèves n’ont réussi le passage de l’école fondamentale vers le lycée classique et ont été orientés vers le régime préparatoire qu’en 2013. Et cette situation a encore empiré en 2014. La politique laxiste au niveau de l’école fondamentale et au niveau du cycle inférieur de l’EST - avancement automatique pour tous les élèves et une orientation aussi automatique des plus faibles vers les filières les moins exigeantes - ne fait qu’accentuer l’inégalité des chances. Seule une politique scolaire exigeante basée sur la volonté d’offrir une éducation de haut niveau à toute la population scolaire et un appui conséquent permettront de renverser la tendance actuelle.

pol_2.jpg

 

L’actuelle politique éducative au niveau européen

Les enquêtes PISA ont permis d’évaluer « l’efficacité des systèmes éducatifs » à la lumière d’une conception économiciste de la qualité de l’enseignement désormais si habituelle qu’elle a presque fini par être considérée comme objective. Comme tout système institutionnalisé de mesure, PISA ne décrit pas seulement les faits, il les a créés et leur a donné un sens. Ce programme a servi à la mise en place d’une nouvelle régulation de l’école en fixant, avec une certaine autorité scientifique, une série d’objectifs à partir desquels pouvaient se déterminer les projets de réforme de l’éducation permettant de les atteindre.

fleche_gauche.jpg
pol_2.jpg

L’application de cette politique au niveau luxembourgeois

Au Luxembourg aussi, les recommandations des enquêtes PISA font office de « nouvelles certitudes ». A certaines branches on accorde une plus grande importance, à d’autres une moindre, par le simple fait que l’enquête PISA a démontré que … etc. Et bien évidemment, une large partie des problèmes rencontrés dans notre enseignement sont dus au conservatisme maladif du corps enseignant. Messieurs Lanners et Bertemes du MENJE n’écrivent-ils pas en conclusion de l’étude PISA 2012 que « l’enseignant ne peut plus se contenter de transmettre des savoirs, il devra aussi se faire accompagnateur et facilitateur des apprentissages tout autant qu’éducateur ». Rien que ça !

 

fleche_droite.jpg

L’actuelle politique éducative au niveau européen

Les évaluations communes (épreuves standards, tests PISA, …) ouvrent la voie à la mise en concurrence des équipes et des écoles, à la soumission aux « objectifs de performance ». A tous les niveaux d’enseignement se met en place, élément après élément, un nouveau type de rapport social qui consiste à fixer des objectifs, à évaluer les résultats individuels et collectifs et à récompenser ou à punir les enseignants en fonction de leur « performance » mesurée d’après les résultats des élèves.

L’application de cette politique au niveau luxembourgeois

Même si les responsables du MENJE nient vouloir mettre en concurrence les écoles et lycées luxembourgeois, la réalité en est tout autre. Une des missions des agences de qualité n’est- elle pas de développer un ensemble d’indicateurs de performance sous la forme de données mesurables et comparables, élaborés à partir des résultats aux tests et examens nationaux ? L’autonomie accrue des lycées ne risque- t-elle pas d’augmenter l’esprit de concurrence ? La hiérarchisation prévue des carrières des enseignants ne va-t- elle pas accentuer l’esprit de concurrence au sein même de l’établissement ? L’étude PISA 2012, ne conclut-elle pas que

« la taille des lycées – et l’absence de hiérarchies intermédiaires entre la direction et les équipes pédagogiques, rendent difficile un fonctionnement idéal de l’école » ? La gestion par objectifs, prévue dans la réforme de la fonction publique, ne va-t-elle pas accentuer la pression sur tous les enseignants de se « plier » aux exigences de ces « objectifs de performance » ?

pol_4.jpg

L’actuelle politique éducative au niveau européen

Le modèle de management scolaire alourdit la charge de travail des enseignants soumis à une programmation bureaucratique des tâches et à un travail d’enregistrement et de traitement des résultats scolaires au détriment du travail avec les élèves.

fleche_gauche.jpg
 pol_5.jpg

L’application de cette politique au niveau luxembourgeois 

Sans commentaire – tous les enseignants, qu’ils travaillent dans le fondamental ou le secondaire - en savent quelque chose.

 

Un enjeu pour la société dans son ensemble !

 

Partout en Europe, et dans tous les domaines, nous devons malheureusement observer un raz de marée néolibéral qui ne s’est pas arrêté devant les portes de l’enseignement public. De plus en plus, nous devons constater que l’humanisme et la formation de citoyens éclairés ne sont plus considérés comme des priorités éducatives. L’employabilité, voilà le terme fédérateur d’aujourd’hui. Les résultats scolaires seront dorénavant définis en termes de compétences négociables sur le marché plutôt qu’en termes de savoir disciplinaire3. Et des études comme celle de PISA, en définitive, ne sont et ne seront là que pour justifier « scientifiquement » que toutes les réformes entamées et à entamer sont absolument indispensables afin de sauver un système éducatif européen soi-disant obsolète et en faillite.

pol_6.jpg

 

 

Partout où les politiques ont commencé à réformer en profondeur leur système scolaire à la sauce néolibérale et à appliquer les concepts du « new public management » pour « mater » les enseignants, ces derniers furent vite écœurés par cette politique basée pour l’essentiel sur des objectifs de performance, de surveillance et d’évaluation, mutilant les contenus, supprimant toute créativité et aliénant les élèves – et les enseignants.

 

Néanmoins, et en dépit de multiples causes de colère, une majorité des enseignants partage les hésitations d’une grande partie de la population à riposter de façon efficace à cette politique néolibérale. Il n’y a qu’à voir l’échec du SEW et de l’APESS dans leur but de fédérer un large mouvement de grève dans l’enseignement contre l’application à ce dernier des mesures de gestion par

objectifs, d’évaluation des enseignants et de hiérarchisation de leurs carrières, mesures incluses dans le projet de réforme de la Fonction publique.

 

Comme la politique néolibérale s’attaque à tous les pans de la société, c’est au niveau de la société dans son ensemble qu’il faut réagir. Rapportées au milieu scolaire, la défense de l’école publique et la lutte pour sa démocratisation, ne sont pas du seul ressort des élèves, des étudiants et des enseignants. Mais comment mobiliser les parents et la société civile tout entière ? Comment faire pour que ces luttes ne soient pas seulement des luttes sectorielles mais des luttes sociales au plein sens du terme, c’est-à-dire des luttes de société ?

 

Lorsque les enseignants, les éducateurs et autres salariés dans l’enseignement au sens large, se mobilisent contre les politiques éducatives, des efforts de communication devraient être réalisés afin que leurs protestations puissent rencontrer l’appui de l’opinion. Leurs luttes pourraient ainsi servir de symbole pour la défense d’un modèle social particulier, d’une société humaniste, solidaire et éclairée, mis en cause par les projets de réforme des élites européennes et internationales et par une classe politique nationale qui a accepté l’orthodoxie politique globale et n’est pas du tout encline à la discuter.

 

 

Osons enfin réagir – tous ensemble.

 

 

Jules Barthel






1 Christian Laval, Louis Weber : Comme si l’école était une entreprise, Manière de voir n° 131

2 Tous les encadrés en jaune sont extraits du livre de Ken Jones « L’école en Europe », Editions « La Dispute »

3 Les parties de texte en italique sont issues du livre de Ken Jones « L’école en Europe », Editions « La Dispute »