Suite de l'interview avec Jules Barthel
Quelle voie as-tu choisie pour valoriser de manière constructive tes expériences et tes observations et les rendre accessibles à un plus large public ?
Comme je l’ai déjà évoqué, le concept de ce voyage d’étude m’avait particulièrement séduit : il s’agissait de retravailler ses propres observations et expériences dans une forme de transmission réfléchie. En tant que vice-président du SEW, j’ai immédiatement pensé à la série de dossiers pédagogiques que notre syndicat publie régulièrement. Il existait déjà des brochures éducatives et du matériel didactique portant sur des thèmes non exclusivement syndicaux, tels que la Shoah, l’homophobie ou encore l’histoire du mouvement ouvrier au Luxembourg – des dossiers abordant donc des questions à la fois historiques et sociétales de grande portée.
Je me garde bien de qualifier mon travail sur la situation au Proche-Orient de scientifique au sens strict, mais il repose sur des recherches solides, sur des observations directes et sur de nombreux entretiens et visites de terrain. Il s’agit avant tout d’un outil didactique, d’un dossier d’information que je souhaitais mettre à la disposition des enseignants, chacun étant libre d’en faire l’usage qu’il juge pertinent.
Avant sa publication, le texte a naturellement fait l’objet d’une discussion nourrie au sein du comité du SEW – ce qui est tout à fait normal et même souhaitable. Mon dossier a été relu par plusieurs historiens. Aucun n’a remis en cause ses fondements ; personne ne l’a considéré comme un texte de propagande, mais plutôt comme un document factuel, dont il ressort néanmoins un engagement clair contre les violations du droit international commises par l’État d’Israël.
J’ai par la suite cherché à intégrer des sources supplémentaires afin de mieux faire ressortir la perspective israélienne, dans un souci d’équilibre maximal. Une large majorité du comité du SEW pour l’enseignement secondaire s’est finalement prononcée en faveur de la publication. Le dossier a été finalement mis en ligne sur le site Internet du syndicat le 6 octobre 2023.
Malheureusement, le dossier pédagogique est mis en ligne au moment le plus défavorable qui soit, la veille des attentats et massacres du 7 octobre 2023…
En effet, l’attentat du 7 octobre nous a tous profondément bouleversés. Il a eu des répercussions immédiates sur la perception de mon travail. Un dossier conçu dans une perspective d’information, d’éducation civique et de sensibilisation au droit international s’est trouvé littéralement submergé par l’actualité géopolitique.
Le texte, qui se voulait à l’origine un instrument pédagogique fondé sur des faits, risquait désormais d’être interprété autrement – non plus comme un travail de formation et de réflexion, mais, par certains lecteurs émotionnellement ébranlés, comme une prise de position partisane dans un moment d’extrême tension.
Afin d’éviter toute polémique irrationnelle, de prévenir les malentendus et aussi de protéger le syndicat, j’ai alors pris la décision de faire retirer le dossier pédagogique du site Internet du SEW. Il n’est, à ce jour, plus accessible en ligne. Je continue néanmoins à assumer pleinement ce travail et à en défendre le sens.
Tu es aujourd’hui membre du conseil d´administration du « Comité pour une Paix Juste au Proche-Orient ». Peux-tu nous expliquer la mission principale de cette organisation ? Quels projets concrets l’ONG mène-t-elle sur place ?
Je n’étais pas membre du « Comité pour une Paix Juste au Proche-Orient », et je n’avais eu aucun contact préalable avec cette organisation. Ce n’est qu’à travers le voyage – ou plutôt la « mission » – que j’ai rencontré des membres du comité directeur et des collaborateurs de cette ONG reconnue par l’État luxembourgeois. Il allait de soi qu’après ces expériences et après ma période d’activité comme enseignant et syndicaliste, je voulais m’investir davantage au sein de cette organisation.
En ce qui concerne les projets concrets, il convient de mentionner en premier lieu « NOT TO FORGET », un projet d’aide psychosociale basé à Jénine. Il est cofinancé par le Ministère des Affaires étrangères et européennes (Direction de la coopération au développement et de l’action humanitaire). Chaque année, le CPJPO doit collecter entre 30 000 et 35 000 euros pour compléter la contribution du ministère. Le projet a pour objectif de contribuer à l’amélioration de l’équilibre psychosocial, au développement humain et à la vie collective pacifiée des réfugiés du camp de Jénine. Ce soutien s’avère d’autant plus indispensable que la violence exercée par l’armée israélienne s’est encore intensifiée depuis 2023, touchant particulièrement les adolescents.
La mise en œuvre du projet repose sur des activités destinées aux enfants, aux mères, aux éducatrices ainsi qu’à la communauté environnante. Malheureusement, le camp de réfugiés de Jénine, en 2025, a été en grande partie détruit par l’armée israélienne, ce qui a entraîné la dispersion des familles dans les faubourgs de la ville et les villages environnants. Il est dès lors devenu beaucoup plus difficile pour nous d’assurer un accompagnement adéquat des enfants et des femmes vivant sous une agression permanente: les distances se sont accrues, et maintenir le contact est devenu un véritable défi. C’est pourquoi nous avons investi des sommes importantes dans du matériel informatique approprié, afin de maintenir au moins une communication numérique avec et entre les réfugiés et de pouvoir ainsi leur apporter un soutien, notamment sur le plan scolaire.
Le projet est dirigé par une Palestinienne d’origine belge, qui nous informe régulièrement de l’évolution de la situation et nous envoie également des vidéos documentant l’ampleur des destructions.
Il convient également de mentionner le projet de microfinance « DAMAN ». Il s’agit d’une organisation à but non lucratif enregistrée à Ramallah, conformément aux lois en vigueur en Palestine, dont la mission consiste à mettre en place des mécanismes de garantie au profit de micro-entrepreneurs affectés par la situation économique et politique.
« Le cri du peuple palestinien reste désespérément inaudible. Une reconnaissance purement symbolique d’un État palestinien ne saurait suffire : il faut des mesures concrètes et durables, à la hauteur de l’urgence historique et humaine de cette situation. »
Dans le contexte de l’urbanisation tentaculaire permanente de la Cisjordanie par les colons israéliens et des campagnes militaires menées par l’IDF, n’est-il pas difficile de rendre les projets durables et de les sécuriser à long terme ?
Il est évident que le Luxembourg, tout comme l’Union européenne, perdent d’importantes sommes d’argent en soutenant ces initiatives humanitaires pourtant si précieuses : une partie considérable des projets financés sont régulièrement détruits par l’armée israélienne dans les territoires occupés, notamment de nombreuses infrastructures éducatives. Et chaque fois, l’Union européenne subventionne à nouveau la reconstruction de bâtiments – une forme, pourrait-on dire, d’indulgence moderne, car sur le plan politique, elle n’a que très peu fait pour la reconnaissance effective d’un État palestinien ou pour la défense concrète des droits humains.
L’UE semble ainsi chercher à se racheter par une politique d’aumône, alors même qu’elle se distingue depuis des années par une politique de double standard. Contrairement à bien d’autres États, Israël n’a jamais été soumis à des limites claires, telles que la mise en place de sanctions. Le simple fait d’évoquer cette possibilité relève d’un jeu tactique, motivé par des considérations géopolitiques, et non d’une réelle volonté d’agir. Ce temps perdu profite à Israël, qui poursuit sans relâche sa politique d’annexion et la destruction culturelle, économique et politique du peuple palestinien.
Le Luxembourg, pour sa part, soutient les résolutions des Nations unies condamnant les colonies israéliennes – considérées comme illégales au regard du droit international – et a récemment voté en faveur de plusieurs motions en ce sens.
Cependant, dans les faits, de nouvelles colonies continuent d’être érigées, notamment dans la zone dite E1, près de Jérusalem, dont l’objectif est clairement de diviser ce qui reste de la Cisjordanie en deux parties distinctes. Pourquoi dès lors, dans le respect des votes à l’ONU, le Luxembourg laisse faire et n’intervient pas ?
C’est une politique lamentable – surtout face à une tragédie humaine de cette ampleur : environ 70 000 morts dans la bande de Gaza, dont beaucoup d‘enfants de moins de quinze ans. Le cri du peuple palestinien reste désespérément inaudible. Une reconnaissance purement symbolique d’un État palestinien ne saurait suffire : il faut des mesures concrètes et durables, à la hauteur de l’urgence historique et humaine de cette situation.
« Il est difficile de nier qu’un scolasticide est en cours à Gaza : l’éducation, garante de la continuité d’un peuple, y est systématiquement détruite. »
Tu évoques l’humiliation et l’oppression socio-culturelle du peuple palestinien. Ton collègue Guy Foetz a, dans ce contexte, lancé avec d’autres enseignants luxembourgeois un appel dans lequel il dénonce le « scolasticide » commis par Israël. Plus de cent enseignants ont signé cet appel. Quels indices existe-t-il d’un tel scolasticide, et pourquoi le sort des jeunes Palestiniens suscite-t-il l’indignation d’autant de professionnels de l’éducation, tant au niveau national qu’à l’étranger ?
Il faut rappeler, dans ce contexte, qu’aucune école, qu’aucune université n’est aujourd’hui fonctionnelle dans la bande de Gaza : l’infrastructure éducative y a été entièrement détruite ou paralysée.
Cette situation n’est en rien accidentelle ; elle résulte d’une politique délibérée de la part du gouvernement et du commandement militaire israéliens. Derrière cela se profile – comme l’a relevé la Cour internationale de justice – une intention à caractère génocidaire.
Dans de telles conditions, l’éducation et la formation deviennent impossibles. Depuis près de deux ans, les enfants de cette région de Palestine ne vont plus à l’école, du moins plus de manière régulière ; les rares écoles sous tente ne constituent en aucun cas une alternative viable.
Il est donc difficile de nier qu’un scolasticide – c’est-à-dire la destruction systématique du système éducatif – est en cours dans la bande de Gaza. C’est ainsi qu’un peuple se voit refuser un droit civil fondamental, garant de sa continuité sociale, économique et culturelle.
À mes yeux, les sociétés occidentales ne peuvent et ne doivent rester indifférentes face à une telle réalité. Certes, dans d’autres régions du monde également, des enfants sont privés d’éducation en raison des conflits – cela ne fait aucun doute –, mais nulle part ailleurs cette destruction n’est aussi systématique et bien documentée qu’en Palestine. La portée symbolique pour le reste du monde en est d’autant plus grande.
Les syndicats de l’éducation, en particulier, ont ici un rôle essentiel à jouer – et plusieurs, dans les pays voisins, s’en acquittent déjà –, en attirant l’attention sur cette situation intolérable, en la dénonçant publiquement et, idéalement, en cherchant des voies de coopération avec les acteurs palestiniens de l’éducation.
J’aurais souhaité, par exemple, qu’au sein du SEW, une discussion plus large s’ouvre à ce sujet – au sein des comités comme au niveau de la Direction syndicale.
Quant à l’engagement du syndicat dans la dénonciation du scolasticide, il aurait été souhaitable qu’une entrevue avec ses deux anciens vice-présidents, Guy Foetz et moi-même, puisse avoir lieu.
Une telle entrevue aurait permis d’expliquer nos positions, d’être entendus, et les comités auraient ensuite pu délibérer en toute connaissance de cause. Nous aurions accueilli cette invitation avec plaisir – elle aurait représenté une procédure démocratique exemplaire.
« Il existe toujours une lueur d’espoir dans ce conflit. L’organisation Parents Circle, qui était au départ une initiative exclusivement israélienne, s’est ouverte, dans le meilleur esprit d’humanisme, de fraternité et de travail pour la paix, aux familles palestiniennes. »
Face aux nouvelles effroyables qui nous parviennent chaque jour, beaucoup sont tentés de perdre l’espoir en un État palestinien et en une véritable politique de paix. Tu ne laisses certainement pas celui-ci s’évanouir si facilement. Quels signaux positifs te donnent l’espoir que, malgré cette situation inextricable, quelque chose puisse encore évoluer dans le bon sens ?
Il existe toujours une lueur d’espoir dans ce conflit. À mes yeux, deux personnes montrent, à une échelle modeste mais exemplaire, comment l’on peut aborder cette problématique : le Palestinien Bassam Aramin et l’Israélien Rami Elhanan.
Tous deux ont perdu un enfant : Bassam, dont la fille a été tuée sur le chemin de l’école par un tireur embusqué israélien ; et Rami, qui avait lui-même combattu comme soldat lors de la guerre de 1967 et dont la fille est morte dans un attentat-suicide palestinien. Ils appartiennent à l’organisation Parents Circle, qui était au départ une initiative exclusivement israélienne, mais qui s’est ouverte, dans le meilleur esprit d’humanisme, de fraternité et de travail pour la paix, aux familles palestiniennes.
Ce n’est qu’à travers un dialogue de ce type qu’un rapprochement réel peut advenir. Bassam et Rami en sont l’illustration éloquente : leur intervention est à la fois poignante, sensible et empreinte d’ironie lucide. Dans mon ancien établissement, le Lycée du Nord, ils ont su passionner les élèves, comme ils l’ont fait dans de nombreux établissements scolaires en Israël, en Palestine et dans le monde entier. Ce fut un grand moment.
Ils ne dissimulent d’ailleurs pas l’existence de difficultés au sein des deux sociétés, notamment l’endoctrinement, présent entre autres dans les manuels scolaires. L’épouse de Rami, Nurit Peled-Elhanan, a d’ailleurs consacré une étude très pertinente à cette question. La phrase de Rami – « J’avais quarante-sept ans lorsque j’ai compris pour la première fois que les Palestiniens aussi étaient des êtres humains. » – m’est restée en mémoire jusqu’à aujourd’hui.
Malheureusement, le ministère israélien de l’Éducation a récemment décidé d’interdire l’accès de cette organisation de terrain aux écoles israéliennes, au motif qu’elle « discréditerait » les forces armées (IDF). Elle subit donc un sort similaire à celui réservé à « B’Tselem », ce qui est particulièrement regrettable : ce message de paix ne peut ainsi plus être diffusé auprès de la jeunesse israélienne.