Autonomie des lycées, gestion par objectifs, présence accrue d’acteurs privés – La marchandisation de l’éducation s’installe

Autonomie des lycées, gestion par objectifs, présence accrue d’acteurs privés – La marchandisation de l’éducation s’installe
Dans l’idéologie libérale, la marchandisation de l’éducation nous amène à considérer l’éducation comme un produit, un bien de consommation dont la valeur est déterminée en fonction de sa capacité à répondre aux besoins du marché. L’éducation est ainsi détournée de ses finalités propres pour la mettre au service de finalités économiques : la rentabilité, la performance et le profit.
Cette marchandisation de l’éducation ne progresse toutefois pas forcément comme un phénomène brutal. Elle s’incruste insidieusement et dans une relative indifférence, à partir du moment où les citoyens fatalistes perdent confiance dans les capacités de leurs services publics à mieux répondre à leurs besoins que le secteur marchand.
Introduction
En 1994 déjà, l’Organisation mondiale du Commerce, dans le cadre de l’Accord général sur le commerce des services, pressait les gouvernements de libéraliser totalement leurs systèmes éducatifs et d’ouvrir un véritable « marché de l’éducation ».
20 ans plus tard, la fin de l’école publique et l’instauration d’un système totalement privé, « libre » comme aiment l’appeler les libéraux, est-elle envisageable chez nous ? Il est évident qu’aucun responsable politique ne le dirait ouvertement. Néanmoins, on peut observer que le comportement général par rapport aux acteurs privés a profondément changé depuis 1994.

L’objectif, ce n’est pas la privatisation directe de tout le système éducatif – personne ne serait d’accord et l’opposition serait trop forte – mais de doubler le système existant d’un système concurrentiel sélectif et payant. Le résultat que les décideurs politiques recherchent par ces démarches est la création d’une concurrence, d’une compétition entre établissements scolaires, une compétition dont on attend qu’elle ait pour effet de relever le niveau dans l’ensemble du système.
Ce sera alors la fin d’une offre de services en situation monopolistique qui, selon les libéraux, tiendrait peu compte des préférences des usagers. En d’autres termes, une structure monopolistique du marché de l’enseignement priverait les familles de la possibilité d’exercer des choix.
Or, selon Ball & Youdell 1, une première évolution vers ce qu’on appelle souvent, dans la littérature spécialisée, les « quasi-marchés », repose sur l’introduction dans le système éducatif public, du droit pour les parents, de choisir entre différentes écoles.
Le corollaire d’une telle évolution sera nécessairement un système à deux vitesses, avec d’un côté une école publique exsangue, peu réputée et réservée aux plus modestes, et de l’autre, des filières d’excellence payantes pour les plus aisés. Est-ce cela que nous voulons ?
L’autonomie des lycées, un leurre aux conséquences néfastes
Quelle est la situation actuelle au Luxembourg ? Notre ministre de l’Education nationale n’a plus qu’un mot en bouche, l’autonomie des lycées. L‘une des conséquences de cette autonomie accrue sera une évolution toujours plus forte vers une spécialisation de nos lycées. Bien évidemment, le ministre Meisch présentera cette évolution comme une adaptation nécessaire et positive de nos lycées aux besoins spécifiques de notre population scolaire particulièrement hétérogène.
Personne au SEW/OGBL ne s’oppose à cette réalité qui exige que l’école doit continuellement s’adapter aux besoins spécifiques de ses élèves. Mais ce n’est pas en accordant un trop plein d’autonomie aux lycées et en se dégageant ainsi de ses propres responsabilités que le MENJE va y parvenir.

- L’éducation peut, comme tout autre service, passer dans la sphère marchande et devenir un bien de consommation à adapter aux besoins de ses « clients ». Au Luxembourg, l’autonomie des lycées et les filières spécialisées qui s’en suivent sont un premier pas dans cette direction. Une fois que le grand public a pris goût, tout un chacun voudra un enseignement à sa sauce, le secteur public sera débordé et les acteurs privés sauteront dans la brèche.
- A ces « consommateurs », il faudra offrir des choix : choix entre les écoles, choix entre les programmes de formation, choix entre les langues, etc. Au Luxembourg, c’est exactement ce qui est en train de se construire. Et ce n’est qu’une question de temps pour que les premières offres monnayables et autres droits d’inscriptions apparaissent.
La direction prise est donc claire : Une politique centrée sur les consommateurs répondant aux besoins des consommateurs. Le jeu de l‘offre et de la demande au service des clients de l’enseignement. Dans un tel système, à l’image de ce que l’on peut déjà observer dans d’autres pays, des prestataires privés vont s’installer progressivement et commencer à inonder de leurs produits ce qui deviendra alors le « grand marché de l‘éducation».
Le rôle des parents mis en vitrine, mais tous ne seront pas gagnants
Le principal consommateur sur le marché de l’éducation n’étant pas le mieux loti financièrement, il faut, par la force des choses, amadouer les bailleurs de fonds que sont les parents. Comme ceux-ci « investissent » dans l’avenir de leur progéniture, ils demandent évidemment un « retour sur investissement ». Ils exigent donc d’avoir un certain contrôle sur l’éducation de leurs enfants et une plus grande liberté dans le choix du type d’école souhaité en fonction des besoins des leurs.
Pour satisfaire ces exigences, les responsables politiques sont censés proposer aux parents des indicateurs leur permettant de faire un choix « rationnel ». Ils créent ainsi un environnement parfait pour placer d’autres outils issus de la pensée libérale : la performance et l’évaluation y afférente. L’État, par la publication du résultat des mesures de performances - tests standardisés, évaluations, questionnaires de satisfaction, taux de promotion, etc. – aide les parents à faire leur choix. Ainsi, l’Etat n’aura même plus besoin de publier un classement des écoles, honni par les syndicats. Il n’a qu’à présenter, sur papier glacé et dans la transparence la plus totale, le résultat des indicateurs de performance et laisser la « liberté » aux parents de choisir l’école appropriée pour leurs enfants.

Par ailleurs, dans un système où les parents pourront exercer un libre choix, les écoles devront s’adapter si elles veulent survivre. Elles auront ainsi théoriquement plus d’autonomie, mais elles seront fortement tributaires des parents.
De par cette évolution, le risque est réel que des écoles élitaires verront le jour et que, au fil du temps, le choix des parents ne se fera plus en fonction de telle ou telle particularité proposée par le lycée, mais plutôt en fonctiondu milieu social dont seront issus la majorité des élèves inscrits. Par la suite, les inégalités sociales dansnotre système scolaire iront en s’accroissant, contrairement à ce que le ministre Meisch essaye de faire croire aux parents à longueur de conférences de presse et de communications à l’eau de rose.
Un puzzle qui commence à se mettre en place
Toutes ces évolutions n’apparaîtront pas d’un coup, en bloc et en pleine face. Fini les réformes-phare qui bousculenttout et tout de suite et qui font monter la colère des uns et des autres parmi les partenaires scolaires.Aujourd’hui, ces évolutions s’effectuent à la douce, s’étirant sur de longues années, sans faire de bruit et enévitant toute opposition structurée. Ce n’est que quand toutes les pièces du puzzle seront finalement réuniesqu’enseignants, parents et élèves s’apercevront des dégâts causés. Mais le mal sera fait, un retour quasiment impossible.
Depuis quelques années déjà, le rouleau compresseur libéral s’est mis en route dans l’enseignement luxembourgeois.
- Le plan de développement scolaire, la gestion par objectifs ainsi que le contrôle et l’évaluation correspondante ont été mis en place.
- Le rôle des parents s’est accru, notamment dans la prise de décision de l’orientation scolaire de leurs enfants à la fin de l’enseignement fondamental.

Dans l’enseignement public, on favorise d‘un côté un apprentissage minimaliste et utilitariste et on néglige de l’autre, l’apprentissage de la littérature, de l’histoire, de la philosophie et d’autres matières humanistes. Cesmatières ne sont tout simplement pas intéressantes, ou devrait-on dire productivistes, dans une perspective d’employabilité « basique ».
Une question se pose pourtant : D’où proviendront les personnes hautement qualifiées dont notre société a toujours besoin ? Qui s’en occupera à l’avenir pour les former ? Voilà encore une brèche qui s’ouvrira en faveur de nouveaux acteurs sur le grand marché éducatif, privé et payant.
Ce qui est déjà monnaie courante au niveau de l’enseignement supérieur avec une offre éducative très vaste émanant du secteur privé commence à apparaître au niveau de l’enseignement secondaire. Ainsi,
- à défaut du soutien public, un nombre croissant de projets scolaires sont financés par le privé, notamment à travers le mécénat et le sponsoring,
- quand on les sollicite, les entreprises présentent sans complexes et sans autres nuances, les bienfaits d’une économie moderne et dynamique, - l’offre en cours particuliers payants est en augmentation constante.
Voilà l’avenir qui nous attend : d’un côté une école publique gratuite se limitant à un enseignement minimaliste et utilitaire pour tous, de l’autre une offre privée pour tout le reste, offre payante et réservée à une élite sociale. Et tant pis pour les beaux discours de nos politiciens sur la défense de l’égalité des chances comme objectif déclaré de notre système scolaire.
Les tartufferies des lycées internationaux publics
L’application conséquente de la double stratégie de la pénurie et du dénigrement, aussi bien en termes de moyens financiers qu’humains, accroît la légitimation, aux yeux du grand public, du recours au privé. Nous assistons ainsi depuis des années à une politique de déstabilisation de l’institution scolaire publique.
Nous sommes en train d’ouvrir notre système éducatif public et gratuit à un enseignement international pour - nous dit le ministre Meisch - « contrecarrer les écoles internationales privées et payantes ».

De même, les programmes de l‘école internationale de Differdange sont développés à l‘étranger. Et ce sera probablement pareil pour les futurs lycées internationaux prévus à Mondorf, Junglinster et Clervaux. Par cette politique, le Luxembourg pratique une politique de délocalisation flagrante et, en plus, perd toute influence sur le contenu des programmes de formation de ces écoles. Par cette politique, et contrairement à ce qu’affirme le ministre Meisch, le Luxembourg se départit d’une partie de nos élèves et ne répond plus aux besoins et aux spécificités de ces derniers. Au contraire, le ministre leur propose un enseignement international standardisé à forte connotation anglo-saxonne et inadapté aux particularités de notre marché du travail national.
International School Michel Lucius – Exemple-type des dérives du système
Quelle était initialement la population-cible de ces nouvelles écoles internationales, en particulier de l’International School Michel Lucius ? Cette école publique de langue anglaise devait être principalement destinée aux adolescents installés temporairement avec leurs familles au Luxembourg ainsi qu‘aux adolescents réfugiés et autres jeunes n’ayant pas les connaissances nécessaires en allemand et/ou en français leur permettant de poursuivre une scolarité normale au sein du système éducatif luxembourgeois. Etant une école publique, cette dernière devait leur permettre

Une telle démarche fait sens et trouve aussi l’appui du SEW/OGBL. Cependant, depuis la création des premières classes-pilotes en 2012, la « clientèle » de l’ISML a évolué. Aujourd’hui, plus d‘un tiers des élèves inscrits à cette école ont effectué toute leur scolarité à l’école fondamentale luxembourgeoise. Cette situation n‘est pas normale et la question du pourquoi doit être posée.
Une des raisons du succès des classes anglophones auprès des élèves issus du fondamental luxembourgeois est que le programme de formation anglais appliqué propose un enseignement des langues allemande et française beaucoup moins exigeant que celui du système scolaire luxembourgeois. Une aubaine pour tous les élèves issus du système scolaire luxembourgeois et qui éprouvent des difficultés plus ou moins grandes dans l’apprentissage de l’une et/ou de l’autre des deux langues.

Une autre question fondamentale reste sans réponse : Qu’en sera-t-il de ces jeunes qui ne poursuivront pas des études après avoir obtenu leur diplôme à l’ISML ou, pire, qui décrocheront en cours de route ? Leurs lacunes au niveau des langues allemande et française risquent de leur être fatales lors de la recherche d’un emploi sur le marché du travail luxembourgeois qui, jusqu’à preuve du contraire, est largement dominé par le français. Et que dire des chances de réussite de ces jeunes au concours d’entrée pour la fonction publique. De nombreux parents, à coup sûr, ne sont pas conscients de tous les problèmes auxquels risquent d’être confrontés leurs enfants à la sortie de ces écoles internationales « publiques ».
Le sabordage de l’atout du multilinguisme par les responsables politiques
La promotion, par le MENJE, des écoles internationales « publiques » est par ailleurs totalement paradoxale. D’un côté, les responsables politiques continuent, dans leurs déclarations, à défendre le multilinguisme comme une des grandes richesses de notre pays, mais de l’autre côté, par la promotion des écoles internationales « publiques », ils

Pour le SEW/OGBL, l‘école publique se doit de bien préparer tous nos jeunes à la poursuite d’études supérieures ,ou à l’accès au marché du travail. Il faut, pour cela, ,
- que l’école publique continue d’enseigner l’allemand, ,le français et l’anglais à un niveau élevé,
- que l’enseignement public luxembourgeois veille à ce que tous les jeunes, à la sortie de l‘école, aient des connaissances suffisantes dans les trois langues,
- que l’enseignement public luxembourgeois offre les ressources nécessaires aux écoles et lycées permettant de soutenir les élèves à résorber leurs faiblesses linguistiques dans l’une ou l’autre des trois langues.
A l’opposé, une politique qui tente de diriger ces mêmes jeunes vers des écoles internationales où, au lieu de résorber leurs faiblesses, on ne fait que cacher ces dernières, se fait le fossoyeur du multilinguisme à la luxembourgeoise.
Le SEW/OGBL se prononce contre une offre scolaire disparat où personne ne se retrouve, et surtout pas les familles socialement les plus fragilisées. Tout en soutenant une adaptation continue de l‘école publique aux nouvelles réalités de notre société, le SEW/OGBL exige que le caractère unitaire de l’école publique soit préservé. Il conteste toute nouvelle fragmentation du paysage scolaire et refuse l’éclatement de l’école publique luxembourgeoise en une multitude d’entités suivant la langue, la nationalité ou encore la religion. L‘école publique doit rester un pilier de l‘intégration et de la cohésion sociale. Elle doit continuer à rassembler les jeunes, quelle que soit leur langue, leur nationalité ou leur religion, et non pas les diviser dès leur plus jeune âge.
La certification des compétences linguistiques
La certification des compétences linguistiques des élèves constitue un exemple supplémentaire de la privatisation latente de notre paysage scolaire. Depuis l’instauration, par le Conseil de l’Europe, du cadre européen commun de référence pour les langues en 20013, le diplôme de fin d’études secondaires luxembourgeois est de moins en moins accepté par les universités étrangères pour ce qui est de la certification des compétences linguistiques. Si, aujourd‘hui, une université étrangère exige un niveau linguistique B2 ou C1, la plupart des étudiants luxembourgeois doivent passer un test d’admission, respectivement présenter une certification d’une institution agréée qui, seule, est accréditée à délivrer ce document - contre paiement d’une facture dépassant parfois la centaine d’euros.
Nous alphabétisons nos enfants en allemand, nous apprenons l‘allemand avec eux pendant 14 ans, mais pour obtenir un document qui leur certifie qu’ils ont les compétences nécessaires dans cette langue, ils doivent faire des tests dans des instituts privés et payer cher pour l’obtenir. Cette situation est-elle normale ? Quelle est la valeur du diplôme remis par le MENJE à nos jeunes si, pour continuer à étudier à l’étranger, ils doivent passer des tests payants pour faire certifier leurs compétences ? Quelle sera la valeur future des diplômes luxembourgeois, maintenant que le MENJE a décidé que seule une des trois langues étrangères sera encore testée à l’examen ?
Conclusion
Dans l’enseignement fondamental et secondaire, nous ne sommes qu’au début du processus de privatisation et de marchandisation du secteur éducatif, contrairement au milieu universitaire, déjà largement infecté. C’est aujourd’hui que nous tous, élèves, parents et enseignants, devons être sur nos gardes face aux arguments empoisonnées des beaux-parleurs de l’autonomie scolaire et de l’enseignement sur mesure.
Ne tombons pas dans le piège qui nous est tendu. Pour conserver sa visée universaliste et émancipatrice, le secteur de l’éducation ne doit pas être livré aux intérêts à court terme du marché, qui s’opposent à la réalisation de l’intérêt général au service de nos jeunes. L’école publique mérite mieux que ce que veulent en faire les thuriféraires du pouvoir libéral.
1 La privatisation déguisée dans le secteur éducatif public, Institute of Education and University of London
2 Les épreuves orales sont filmées au Luxembourg et envoyées ensuite en Angleterre.
3 Le CECRL constitue une approche qui a pour but de repenser les objectifs et les méthodes d’enseignement des langues et, surtout, il fournit une base commune pour la conception de programmes, de diplômes et de certificats.